éditions de l'éclat, philosophie

JEAN-PIERRE COMETTI
LE PHILOSOPHE ET LA POULE DE KIRCHER


IV

Lyotard, Rorty
et les gardiens
de la rationalité

 

 

La critique sociale doit bien être
aussi ancienne que les sociétés elles-mêmes.

Michel Walzer

 




La question de la rationalité a suscité – et suscite encore – les positions les plus radicales dans la discussion philosophique contemporaine. Diverses circonstances y ont contribué, aujourd'hui passées au rang de lieux communs. Les crises auxquelles la raison, les valeurs ou le sujet, ont dû faire face, le doute qui a marqué et marque encore les entreprises fondationnelles, les effets de puissance qui accompagnent le développement des techniques1, sont autant de conditions qui, comme on vient de le voir, semblent aujourd'hui consacrer la souveraineté de la rationalité instrumentale et le recul des idéaux2.

Le développement inégal de l'intelligence représente probablement le tribut qu'exige de payer le développement unilatéral d'intérêts mal contrôlés, dont les sciences sont partie prenante et la philosophie, trop souvent, la conscience malheureuse ou frivole. L'historisation du présent3, l'indifférence érigée en principe ou l'enthousiasme ont leurs adeptes; doivent-ils cependant masquer ce qui se joue dans le champ diversifié des pratiques que les sociétés modernes ont intégrées à leur développement? La rationalité s'y accomplit selon des modalités dont les seules réalisations scientifiques, dûment caractérisées, ne sauraient donner une image suffisante ni exacte. À la représentation d'une rationalité fondée sur les facultés d'un sujet qui en serait dépositaire, il a d'abord fallu substituer une notion procédurale de la rationalité. Les seuls réajustements qu'ont entraînés les développements et les bouleversements survenus dans le champ scientifique ont déjà amplement contribué à en déplacer le lieu, pour en modifier ainsi la compréhension. Mais d'autres facteurs y ont assurément contribué, en commençant par ceux qui ont abandonné le sujet à un statut indéterminé, privé des garanties que lui avaient jusqu'alors apportées la métaphysique ou les certitudes d'un monde qui n'avait pas encore été vraiment livré à lui-même.

 

Rationalité et légitimation

 

Ces conditions ne peuvent guère être comprises autrement qu'à partir d'une histoire dont Habermas a essayé de déterminer les principales composantes et les principaux moments. Pour lui, en effet, le statut de la rationalité moderne se conçoit à partir d'un processus historique où les modes de légitimation traditionnels, ceux du mythe ou de la religion, se sont effacés devant une différenciation progressive des champs respectifs de la connaissance, des normes juridiques et morales, et de l'art. Pour Habermas, la rationalisation qui caractérise un tel processus se traduit dans une autonomie des régions qui s'en détachent et dans la possibilité – l'exigence – d'une légitimation fondée sur les seules ressources d'entente consciente qui appartiennent au langage4.

À ce titre, Habermas a entrepris de bâtir une théorie qui étend le concept de rationalité à toutes les activités où s'expriment des prétentions à la validité (Geltungsansprüche). En faisant valoir, à côté des activités orientées vers le succès, l'existence d'activités orientées vers l'intercompréhension, il entend dépasser le cadre étroit dans lequel l'interprétation wébérienne confinait la rationalité, tout en conservant le bénéfice d'une analyse de la modernité dont Max Weber, à ses yeux, avait jeté les fondements5.

Dès l'instant où nous concevons le savoir comme médiatisé par la communication, alors la rationalité se mesure à la faculté qu'ont des personnes, responsables et participant à une interaction, de s'orienter en fonction d'exigences de validité qui reposent sur une reconnaissance intersubjective. La raison communicationnelle fixe les critères de rationalité en fonction des procédures argumentatives qui visent à honorer, directement ou indirectement, les prétentions à la vérité propositionnelle, à la justesse normative, à la sincérité subjective et enfin à la cohérence esthétique.

Ce que l'on peut dégager de l'interdépendance des différentes formes d'argumentation – en recourant, autrement dit, à une logique pragmatique de l'argumentation –, c'est donc un concept procédural de la rationalité qui, parce qu'il intègre non seulement la dimension pratique et morale, mais aussi la dimension esthétique et expressive, s'avère plus riche que celui qui présente une rationalité téléologique, taillée sur la dimension cognitive et instrumentale.6

Habermas accorde une importance décisive aux actes de langage et aux situations langagières qui sont impliqués dans le concept d'activité communicationnelle7. Les prétentions à la validité qui en constituent un attendu majeur, ainsi que la signification dont l'argumentation se trouve investie, permettent aisément de le comprendre. Les pôles de rationalité autour desquels s'articulent les pratiques langagières peuvent être rapportés à des choix qui, à première vue tout au moins, n'en appellent à aucune autre légitimité que celle des valeurs inhérentes à une forme de vie. Or la situation que cela induit place le philosophe devant une tâche à la fois nouvelle et spécifique, car l'autonomie des sphères ainsi constituées – ou de ce qui s'y déploie – s'ouvre sur une indétermination apparemment sans remède au regard des fins qui en font partie, exactement comme si la rationalité qui leur est associée tendait a s'épuiser dans le seul choix des moyens (sur le modèle de la Zweckrationalität) diversement mobilisés8. Or le philosophe ne peut enjamber, à rebours, la situation qui lui est ainsi imposée et, par exemple, renouer avec des possibilités imaginaires de réenchantement du monde que d'autres tentent vaillamment de réanimer9.

Contrairement à Husserl qui tendait à attribuer la crise de l'humanité européenne aux effets désastreux de l'objectivisme, sans toutefois cesser de croire à une rationalité authentique10, Max Weber, plus sceptique et probablement plus pessimiste, comme cela lui a été reproché, ne concevait pas d'autre universalité que celle de l'objectivité scientifique. Il est certes permis de penser que les espoirs de Husserl, voire le scepticisme de Max Weber sont étroitement liés à une situation et à une vision des choses qui ont dû subir, depuis, les dures épreuves de la désillusion11. Quoique différemment, Husserl et Weber croyaient encore à la valeur de normes universelles fondées en raison, au-delà des différences, des singularités culturelles et des mœurs. Ils ne leur attribuaient simplement pas la même extension. On sait quelles critiques sont aujourd'hui adressées à semblables croyances. La question se pose-t-elle moins de savoir ce qu'il y a lieu de penser des modes de justification spontanés qui escortent l'émergence de formes nouvelles de rationalité, que de savoir jusqu'à quel point il est permis d'en attendre une discussion, sans ignorer, cependant, que les seuls modes de légitimation sur lesquels nous pouvons compter ne nous autorisent apparemment pas à mobiliser d'autres ressources que celles de nos jeux de langage?

Bien que cette situation et les alternatives qui s'y trouvent impliquées aient été décrites diversement, les exigences et les apparentes impossibilités qui en font partie se concentrent en une interrogation dont la légitimation représente à coup sûr un pôle à la fois décisif et problématique. Car si la rationalité doit se voir reconnaître un statut autonome, alors la question se pose de savoir en quoi les procédures dans lesquelles elle se spécifie concrètement demandent à être légitimées, en quoi leur légitimation consiste et sous quelles conditions. Sur ce point, il ne suffit probablement pas de se rappeler que la rationalité se comprend sur la base des conditions de justification qui appartiennent à son concept. Car, comme le montre le cas des sciences, les modes de justification qui sont à l'œuvre dans la pensée rationnelle peuvent parfaitement s'accomplir par des voies internes et restreintes12.

À considérer les choses sous ce jour, Habermas peut donc avoir de bonnes raisons de penser que les processus de rationalisation mis en évidence par la sociologie wébérienne s'ouvrent sur une exigence de légitimation dont l'argumentation constitue la seule voie praticable13. Peut-être est-il même permis de croire, avec lui, qu'une démission sur ce point équivaut à un adieu qui affecte et la rationalité et la philosophie14. Le philosophe n'est-il pas, aux yeux de Habermas, «gardien de la rationalité» ?

 

Historicité et contingence

 

Il y a dans le fait de voir dans les pratiques sociales de légitimation plus que de simples pratiques en tant que telles un intérêt philosophique. C'est de ce même intérêt que procède l'entêtement avec lequel la philosophie s'accroche au rôle de gardien de la rationalité, un rôle qui occasionne de plus en plus de tracas et qui, assurément, ne confère plus, en quoi que ce soit, le moindre privilège15.

Aussi Habermas consacre-t-il son énergie à la défense d'un projet qui lui paraît être celui des Lumières en s'insurgeant contre les formes de démission qu'il croit diagnostiquer dans le discours philosophique de la modernité et dans ses diverses variantes16 :

Le projet de la modernité, écrit-il, tel que l'ont formulé, au XVIIIe siècle les philosophes des Lumières, consiste à développer sans faillir, selon leurs lois propres, les sciences objectivantes, les fondements universalistes de la morale et du droit et enfin l'art autonome, mais aussi à libérer conjointement les potentiels cognitifs ainsi constitués de leurs formes nobles et ésotériques afin de les rendre utilisables par la pratique pour une transformation rationnelle des conditions d'existence17.

D'un autre côté, toutefois, on peut aussi avoir de bonnes raisons de se demander jusqu'à quel point la recherche d'une légitimation ne pérennise pas, à la faveur d'une sorte de quiproquo métaphysique, un modèle défunt de justification et de discours dont les attentes pourraient être vaines et les nécessités supposées parfaitement superflues. Lorsque Lyotard soupçonne Habermas d'ajouter un récit de plus aux innombrables métarécits qui jalonnent l'histoire de la métaphysique, ceci au non d'une «incrédulité» de principe à l'endroit de tous les récits de légitimation, rien ne nous assure qu'il se laisse seulement aller à une facilité ou à quelque humeur irresponsable18. Les doutes qui sont les siens peuvent se prévaloir du fait que la rationalité moderne, celle qui se déploie dans l'espace social, économique ou politique, nous place en effet devant le problème de savoir dans quelle mesure cela a un sens de poser – ne fût-ce qu'en pensée – l'exigence de normes ou d'instances de légitimation étrangères à la seule discussion contextualisée.

Les intérêts de Habermas, le combat qu'il mène en faveur de la rationalité l'ont conduit, on l'a vu, à intégrer à sa réflexion les éléments d'une philosophie des actes et des jeux de langage, et aussi à se tourner vers les principes de l'herméneutique philosophique (encore que ce soit pour en contester les présupposés, et notamment une compréhension de l'entente jugée ambiguë, équivoque). Certes, la philosophie wittgensteinienne des jeux de langage et l'herméneutique gadamérienne n'ont apparemment pas grand chose à voir. Elles se rejoignent cependant sur un point, en ne souscrivant ni l'une ni l'autre aux programmes de fondation qui sont supposés soustraire la pluralité de nos jeux de langage à l'historicité ou à la contingence des formes de vie. «Faut-il encore une fondation pour ce qui, dès toujours, nous fonde?», se demande Gadamer. Habermas peut certes reprocher, avec raison, à l'herméneutique philosophique de promouvoir une conception confuse de l'entente. Si l'on s'en tient aux principes de la compréhension herméneutique du sens, «un consensus, en apparence établi de façon 'rationnelle', peut parfaitement être le résultat d'une pseudo-communication19 ». C'est par rapport à des difficultés de ce genre que Habermas croit devoir poser le principe d'une «communauté idéale de parole», susceptible de dévoiler les fausses ententes factuelles. «La compréhension critique du sens, souligne-t-il, est forcée de prétendre à l'anticipation formelle d'une vie juste20.» Mais toute la question est précisément de savoir quel statut il convient exactement de donner à la possibilité fondatrice et normative d'un dépassement des interactions factuelles et au point de vue central qu'elle semble ainsi restaurer.

À la position que défend Habermas, Lyotard a opposé la conviction d'un différend originaire21, l'existence d'une blessure qui rendrait irrémédiablement suspectes les tentatives au nom desquelles on tente de restaurer les prestiges de la communication et de l'argumentation:

Le consensus n'est qu'un état des discussions et non leur fin. Celle-ci est plutôt la paralogie. Ce qui disparaît avec ce double constat (hétérogénéité des règles, recherche du dissentiment), c'est une croyance qui anime encore la recherche de Habermas, à savoir que l'humanité comme sujet collectif (universel) recherche son émancipation commune au moyen de la régularisation des «coups» permis dans tous les jeux de langage, et que la légitimité d'un énoncé quelconque réside dans sa contribution à cette émancipation22.

Les flèches que Lyotard réserve aux thèses défendues par Habermas trouvent certainement une partie de leurs motifs dans le soupçon qui frappe aux yeux du premier le concept d'universel et l'idée d'émancipation23. Pour lui, la violence en est inexorablement la face cachée. Sous les dehors urbanisés de la communication et de l'intercompréhension, Lyotard continue de percevoir une sauvagerie dans laquelle il croit entendre, selon ses propres termes, un «désir de recommencer la terreur, d'accomplir le fantasme d'étreindre la réalité24». D'autre part, les remarques de Lyotard donnent à penser – sans en faire un argument – que pour Habermas, comme l'a suggéré Rorty, la validité d'une philosophie se mesure à ses résultats sociaux et politiques25. Si tel était le cas, est-il besoin de le dire, la tentation serait grande de renvoyer dos à dos le philosophe du consensus et le penseur du différend.

Mais indépendamment de cela, le refus que Lyotard oppose à l'assurance habermasienne et, plus généralement aux théories consensuelles, peut paraître procéder de motifs dont les enjeux ne sont pas clairs26. Comme l'observe Jacques Bouveresse, il se peut aussi que la tendance de Lyotard soit de «penser la situation du philosophe d'aujourd'hui uniquement en fonction du modèle de la transgression représenté par l'artiste d'avant-garde27».

D'un autre côté, toutefois, s'il arrive à Habermas de se gratter là où rien ne le démange28, il semble que la théorie de l'agir communicationnel puisse se prévaloir d'une nécessité dont les impasses sur lesquelles débouche la contestation des exigences de légitimation qui entrent dans nos pratiques rationnelles permettent de mesurer l'ampleur. Comme cela était déjà visible chez Michel Foucault29. la seule reconnaissance, purement factuelle, des configurations historiques dans lesquelles se concrétisent formations discursives et formes de vie débouche sur un vide dont aucun choix ne peut apparemment résulter. Il n'existe en histoire, pour reprendre une réflexion que Paul Veyne consacre à Foucault, que des «constellations individuelles ou même singulières, et chacune d'entre elles est entièrement explicable avec les seuls moyens du bord30». La discontinuité et la contingence des épistémès peuvent-elles, dans ces conditions, fonder quelque engagement que ce soit ? Pour Habermas, une impossibilité à ce sujet constitue sans nul doute un défaut philosophique majeur.

Mais que l'on opte, comme Lyotard, pour une méfiance généralisée à l'endroit des métarécits, que l'on s'attache, comme Foucault, à la disjonction des épistémès et des formations discursives, ou que l'on soutienne, comme Rorty, que la seule justification envisageable est celle que se donne une communauté donnée, à un moment donné31, il y a encore ceci que, comme le suggère Habermas:

Le pluralisme des convictions contradictoires nous incite à l'apprentissage; nous vivons dans l'attente de solutions à venir. Tant que nous participons et que nous ne nous contentons pas de regarder derrière nous comme des historiens et des ethnographes, nous maintenons justement la distinction que Rorty veut faire sauter: la distinction entre des points de vue valides et ceux qui sont acceptés dans une société donnée, entre de bons arguments et ceux qui ne font que réussir auprès d'un certain auditoire à un moment donné32.

Avons-nous affaire ici à une distinction seulement factuelle, ou faut-il en fin de compte y voir une condition dont nos pratiques langagières et argumentatives, y compris les plus «ethnocentriques», ne pourraient être dissociées33 ?

La théorie consensuelle de la vérité prétend expliquer la singulière contrainte non coercitive du meilleur argument par des propriétés formelles de la discussion, et non par quelque chose qui, ou bien, comme la consistance logique des propositions, est à la base du contexte d'argumentation, ou bien, comme l'évidence d'expériences, pénètre pour ainsi dire de l'extérieur dans l'argumentation. L'issue d'une discussion ne peut être décidée, ni par la seule contrainte logique ni par la seule contrainte empirique, mais par la «force du meilleur argument34.

 

Pragmatique et pragmatisme

 

La thèse du meilleur argument suggère qu'aucune discussion, aucune argumentation – dans la perspective d'une compréhension réciproque – ne peuvent se concevoir dans le seul horizon des conventions et des raisons locales qui font autorité à un moment donné. Bien au contraire, les prétentions à la validité qui s'y expriment présupposent une distinction essentielle entre ce qui peut être reconnu comme valide, selon une position rationnellement motivée, et ce qui n'appartient qu'à la pure convention. On reconnaît ici, l'un des pôles constitutifs de la théorie habermasienne de l'agir communicationnel35. La source en réside dans une tentative qui, en se tournant vers la raison inhérente à la pratique ordinaire de la communication, s'attache à reconstruire le concept de rationalité à partir de la base de validité du discours. Un point essentiel, à ce sujet, réside en ceci qu'«il y a un moment, incorporé aux conditions de l'activité orientée vers l'intercompréhension, qui relève de l'inconditionné. C'est ce moment qui différencie la validité que nous exigeons pour nos conceptions, de la validité sociale d'une pratique habituelle36». C'est en ce sens que, pour des penseurs comme Habermas, les questions posées par la rationalité dans les sociétés modernes ne peuvent être dissociées d'une interrogation sur ce qui en fonde la légitimité. L'argument majeur qui plaide en faveur d'une telle reconnaissance paraît certes répondre à une inspiration éthique. Chez Habermas, il n'en est toutefois pas moins essentiellement lié à une philosophie qui entend articuler l'éthique de la discussion à une pragmatique du langage qui attribue aux exigences normatives de validité un contenu cognitif. Associé à l'expression des prétentions à la validité (Geltungsansprüche) inhérentes aux actes de langage, le principe d'universalisation joue le rôle central d'une règle argumentative décisive dans les interactions communicationnelles:37

Seul est impartial le point de vue à partir duquel sont universalisables les normes mêmes qui, parce qu'elles incarnent manifestement un intérêt commun à toutes les personnes concernées, peuvent escompter une adhésion générale et gagner, dans cette mesure, une reconnaissance intersubjective. Par conséquent la formation impartiale du jugement s'exprime dans un principe qui contraint quiconque est concerné à adopter, suite à une délibération sur les intérêts, la perspective de tous les autres. Le principe d'universalisation doit donc imposer l'échange universel des rôles que G. H. Mead a défini comme «adoption idéale de rôle» (ideal role-taking) ou comme «discours universel argumenté» (universal discourse)38.

Mais l'universalisation, considérée par Habermas comme un «principe passerelle», ne peut réellement ouvrir la voie à une éthique de la discussion qu'à la condition d'être fondée en raison39. C'est pourquoi la possibilité, pour les exigences normatives de validité, d'être «traitées comme des exigences de vérité» en constitue un réquisit nécessaire40. À la différence des théories traditionnelles de l'argumentation qui restent solidaires de la reconnaissance implicite d'une légitimité distincte du vrai, la théorie de l'agir communicationnel découvre dans l'argumentation un contenu normatif dont le principe, loin de se limiter à l'horizon du «probable» – ou de se voir conférer une portée seulement pratique –, se prolonge naturellement dans une théorie consensuelle de la vérité pour laquelle «la vérité d'une proposition signifie la promesse d'aboutir à un consensus rationnel sur ce qui a été dit». Sur la base de ce principe, Habermas peut rassembler sous un même concept de la rationalité les exigences de validité de nature apparemment diverse qui s'expriment dans les actes de langage. «Je défendrai l'idée, écrit-il, selon laquelle il existe au moins quatre prétentions à la validité également originelles, et que ces quatre prétentions, à savoir l'intelligibilité, la vérité, la justesse et la sincérité, forment un tout que nous pouvons appeler la rationalité (Vernünftigkeit)41

Considérée sous cet aspect, la pragmatique habermasienne rejoint le pragmatisme de Rorty, au moins en cela que la théorie consensuelle de la vérité, abandonnant à son tour le paradigme de la vérité-correspondance, semble s'y détacher des obsessions référentielles qui ont marqué la tradition métaphysique. Mais cette relative proximité fait apparaître sous un jour plus cru les difficultés que doit affronter le concept d'une rationalité dont les possibilités de légitimation sont limitées aux ressources de la seule argumentation et aux possibilités normatives qu'elle recèle42.

Sous ce rapport, en effet, le combat mené par Habermas en faveur de l'universel doit faire face à diverses difficultés que les avatars de l'Aufklärung ou les implications du pluralisme des sphères de valeurs ne peuvent manquer de lui opposer43. Sur le premier point, comme nous l'avons vu, l'importance du cynisme moderne peut difficilement être sous-estimée44. Sur le second, on ne peut probablement pas ignorer le point de vue qui verrait dans les éléments d'universalité que valorise Habermas, ainsi que dans les idéaux qui s'y rattachent, l'expression de notre solidarité avec les communautés qui leur ont donné naissance.45

Ce n'est pas ici le lieu d'aborder les diverses contestations que la théorie de l'agir communicationnel a fait surgir. On peut néanmoins en retenir quelques aspects majeurs, tant il est vrai que le débat sur la rationalité y a trouvé l'un de ses nœuds les plus significatifs46. Si, dans ce débat aux formes et aux péripéties beaucoup plus complexes et étendues que les présentes réflexions ne le laissent supposer, une première alternative réside dans l'acceptation ou le refus d'homologuer les exigences de légitimation qui sont ordinairement associées au concept de rationalité, il est clair que la reconnaissance apportée à ces exigences débouche sur d'autres alternatives tout aussi importantes. On peut en retenir deux.

 

Vérité et factualité

 

Les possibilités de légitimation auxquelles conduisent l'action communicationnelle et le principe d'un consensus anticipé47 se heurtent à une première série de difficultés liées à la répudiation de toute visée fondamentaliste, voire transcendantale. Pour Habermas, la justification pragmatique autorisée par le principe d'universalisation reste étrangère à l'idée d'un fondement ultime. Comme il le note en songeant à Apel, «toutes les tentatives de fondation ultime où persistent les intuitions de la philosophie de l'origine se sont soldées par un échec». Mais comme Apel ne cesse précisément de le souligner dans un dialogue qui s'est enrichi de divers arguments au cours des ans48, en refusant d'assurer à la théorie critique un fondement transcendantal, Habermas s'interdit de dépasser les ressources purement factuelles du monde vécu, si bien que l'éthique de la discussion et la théorie consensuelle de la vérité sont affectées à ses yeux du même coefficient d'incertitude que les théories qu'elles visent à surmonter. Selon Apel, en repoussant l'idée de fondement ultime, Habermas s'est enfermé dans une contradiction aux effets désastreux. Selon cette interprétation, sa position revient à relativiser le principe consensuel et, par voie de conséquence, à déprécier les principes philosophiques au bénéfice des conventions d'usage49.

Apel est convaincu que l'exigence de légitimation inscrite au cœur de la rationalité communicationnelle ne se sépare pas de la nécessité d'un fondement ultime dont il recherche le principe dans une pragmatique transcendantale inspirée de Peirce50. Selon lui, la notion de «communauté idéale illimitée de communication» trouve un enracinement indépendant des ressources contingentes du monde vécu dans une théorie transcendantale du langage qui possède ses conditions a priori. Au-delà, toutefois, Apel partage avec Habermas une théorie exclusivement pragmatique du langage et de la vérité qui, malgré le différend qui les oppose, les situe également au cœur d'autres difficultés. La question, sur ce point, concerne les fondements d'une théorie consensuelle de la vérité.

Par contraste, un penseur comme Rorty, dans la mesure où il opte pour une conception résolument ethnocentriste – même s'il maintient la valeur de l'argumentation – n'a pas à craindre de se voir reprocher de dire adieu à la vérité, si cela veut dire renoncer à l'objectivité51. Comme il l'explique en récusant l'accusation de «relativisme» qu'on est tenté de lui opposer:

Nous n'avons pas, nous pragmatistes, une théorie de la vérité, encore moins une théorie relativiste. Parce que nous sommes partisans de la solidarité, notre explication de la valeur de la recherche humaine repose sur une base exclusivement éthique, nullement sur une théorie de la connaissance ou sur une métaphysique52.

Il n'en va pas de même pour quiconque entend, comme Habermas et Apel, reconstruire le concept de rationalité de manière à fonder une authentique théorie de la vérité, susceptible de fonder à son tour une éthique de la discussion ouverte sur l'espace public et le politique. Si la position de Rorty s'exprime sur ce point dans un recul manifeste qui place le philosophe à distance de la politique53, la théorie habermasienne de l'agir communicationnel associe bien au contraire la reconstruction de la rationalité – et la tâche du philosophe – à une triple dimension dont les normes sociales et politiques font intrinsèquement partie. Or, cette possibilité présuppose la mise en œuvre d'une théorie de la vérité et de la rationalité qui ne se limite pas aux normes que mobilisent les seuls consensus factuels. Et si Apel, pour cette raison, est amené à douter que la théorie habermasienne du consensus satisfasse réellement cette dernière condition, la question se pose aussi de savoir dans quelle mesure, de manière générale, une pragmatique universelle du langage peut y parvenir. Comme Tugendhat l'a observé, l'absence de critère d'ordre sémantique pourrait à ce sujet se révéler cruciale pour les théories consensuelles de la vérité. Tugendhat, qui conteste sur ce point les orientations majeures de Habermas et de Apel, fait en effet valoir que les seules règles pragmatiques ne sont pas de nature à fonder un consensus qualifié54. Dans la théorie consensuelle et pragmatique, les règles qui définissent la situation idéale de communication se fondent sur le principe de l'universalisable qu'elles ne peuvent elles-mêmes fonde55. Pour cette raison, Tugendhat pense que la théorie consensuelle et pragmatique de Habermas doit être intégrée dans une compréhension sémantiquement fondée des propositions morales. À ces objections, comme à celles de Apel, Habermas a répondu en diverses occasions.

Un double point crucial consiste certainement, comme l'a observé Tugendhat, dans notre capacité à soustraire l'éthique au subjectivisme de principe dans lequel elle a été installée, mais aussi à fonder une théorie du vrai qui échappe à la fois aux excès et aux conséquences du rationalisme critique56, aussi bien qu'aux incertitudes d'une théorie du consensus. Car ou bien les seuls critères de légitimation sont ceux de l'assertabilité garantie57 (warranted assertability) et dans ce cas, il n'y a pas de différence de nature entre les diverses propositions qui satisfont cette condition; ou bien les critères de légitimation auxquels on peut accéder permettent effectivement de tracer une frontière entre les consensus factuels et les consensus qualifiés, et on doit alors être en mesure de répondre à la question du vrai à partir de critères sémantiquement définis. L'alternative peut paraître simple; à sa manière, Rorty résume tout à fait la situation lorsqu'il distingue deux possibilités pour les théories du vrai: la solidarité et l'objectivité58. Il est après tout remarquable que des théories comme celles de Habermas et Apel, tournées vers la solidarité, soient amenées à faire valoir une catégorie d'exigence et de principe dont le paradigme réside dans la troisième critique de Kant, sous le concept de l'universalité du jugement de goût59. Comme si la prétention à l'universel qu'abrite le jugement réfléchissant venait s'inscrire au principe d'une rationalité qui, à défaut de se penser dans une possibilité d'harmonie du sujet et du monde, se retirait dans le miroir du langage. On peut tenir pour significatif que soit élevé au rang de principe de la rationalité, tant pour ce qui concerne l'intelligibilité, la vérité que la justesse et la sincérité, le modèle d'une prétention à l'universel qui, comme dans la troisième critique, ne fait entrer aucun horizon proprement référentiel dans sa définition. Lyotard remarque significativement que «le dernier mot de K.-O. Apel, en matière de fondation ultime de la raison, devrait être la réflexivité» et que l'hypothèse d'Apel pourrait bien procéder, en toute rigueur, de la théorie réflexive qui soutient le criticisme kantien. Mais, comme il le remarque également, «Kant voit la réflexivité à l'œuvre bien avant l'argumentation60». Est-ce parce qu'elle se maintient dans le seul jeu de langage pragmatico-transcendantal que l'hypothèse considérée ne semble pas parvenir à réellement fonder ce qu'elle entendait fonder ? S'agirait-il, comme le pense Lyotard, de restaurer, au-delà de la légalité rationnelle, la donation sensible61?

Mais l'énigme sur laquelle s'ouvrent la question de la rationalité moderne, de sa légitimation, et les apories qui leur sont liées, pourrait aussi représenter une variante de la difficulté que nous avons à penser en même temps, conformément à la conception wittgensteinienne de la grammaire, et l'arbitraire et la nécessité de la règle62.

 

Nécessité et contingence

 

Habermas, aussi bien que Apel, sont apparemment fondés à faire valoir les prétentions à la validité que renferment les activités communicationnelles et, même s'ils ne leur reconnaissent pas tout à fait le même statut, à leur accorder une place décisive dans la conception de la rationalité qu'ils défendent. On peut tenir pour remarquable – et important – que la signification en soit d'abord intersubjective et pragmatique, d'où les objections de Tugendhat précédemment évoquées. Nous avons vu quelle interprétation en offrent les auteurs concernés; et nous avons vu, aussi, quelques-unes des difficultés que cette interprétation soulève. Le point de résistance qu'il semble permis de reconnaître aux théories communicationnelles réside sans nul doute dans ce qu'il faut bien se représenter comme un fait crucial: ces fameuses prétentions à la validité qui en constituent la clé de voûte. Au-delà des ambiguïtés dans lesquelles se débat Habermas lorsqu'il tente d'en penser le rapport au monde vécu, sans cependant sacrifier la possibilité du point de vue universel qu'il leur associe, ne peut-on y trouver une expression significative de la nécessité dont parle Wittgenstein lorsqu'il évoque l'autonomie de la grammaire et, ainsi, l'arbitraire de la règle63 ? Les formes de vie – ce que ne manque jamais de souligner Apel contre Habermas – sont plurielles et contingentes. Aucune n'est nécessaire pour quiconque les pense, non seulement dans leur pluralité, mais par comparaison avec le genre d'idées qu'il nous a fallu abandonner à partir du moment où cette pluralité est devenue aveuglante, et avec elle la vanité de ce que Wittgenstein appelle parfois les super-ordres ou les super-concepts. Mais c'est peut-être une superstition de croire que cette pluralité et l'irréductible part de conventionnalité qu'elle implique compromettent la rationalité à laquelle peuvent prétendre les pratiques communicationnelles. Et l'on peut parfois douter si Habermas et Apel, en définitive, ne sacrifient pas malgré eux aux rites très anciens que la pensée continue de vouer à ces incomparables idoles. C'est sans doute une illusion et une source d'inutiles et infinies difficultés que d'associer à la pluralité des conventions la liquidation de toute nécessité, en particulier celle que réclament les prétentions à la validité que Apel et Habermas découvrent dans la communication et l'argumentation. Une question non négligeable serait d'en interroger le statut grammatical, et une attitude plus conséquente consisterait probablement à ne plus entourer d'une signification négative la convention et l'arbitraire. Seul un malentendu – fût-il tenace – peut nous conduire à prêter aux conventions un caractère irrémédiablement contingent, au sens ordinaire de ce mot. Tout dépend en fait du point de vue adopté.

Considérée de l'extérieur, la nécessité ou la validité que nous reconnaissons à une règle ne peut échapper à la contingence. Elle n'est au mieux, comme le suggère J. Bouveresse, qu'un fait anthropologique. Mais, comme l'écrit également ce dernier: «Du point de vue de la reconnaissance interne, c'est-à-dire pour quelqu'un qui a adopté effectivement la règle, la nécessité existe bel et bien et elle est aussi stricte que possible». Il est parfaitement inutile de préciser que, chez Wittgenstein, les réflexions qui plaident en faveur de cela s'inscrivent dans une perspective qui est celle de l'autonomie de la grammaire et de la pluralité des jeux de langage. Un point de vue extérieur n'est évidemment pas entièrement, ni forcément dénué de pertinence selon les objectifs que l'on poursuit et les problèmes que l'on pose. Mais un tel point de vue peut aussi se déplacer de l'anthropologie pour exprimer l'ambition d'un point de vue central, supra ou méta-grammatical, en quelque sorte. Or la nécessité n'en demande pas tant, bien au contraire. En lisant Apel et Habermas, malgré ce qui les sépare sur des questions de ce genre, on se prend parfois à s'interroger sur ce que leur combat en faveur de l'universel pourrait devoir à un point de vue ou à des présupposés de ce genre. C'est en tout cas par erreur que nous appréhendons la nécessité sous les traits de l'inexorable ou comme l'expression d'une raison ultime, transcendante à nos jeux de langage et à nos formes de vie.

En refusant l'idée d'une fondation transcendantale des exigences qui se font jour dans les interactions humaines, et en faisant valoir le principe d'une situation idéale de parole, Habermas se donne il est vrai les moyens de soustraire les activités communicationnelles – et les exigences normatives qu'il y découvre – à tout enracinement métaphysique aussi bien qu'à la menace de l'inexorable, voire à ce que d'aucuns appelleraient terreur. Mais c'est précisément en cela que les prétentions à la validité qui en constituent l'élément majeur demanderaient à être interprétées à partir d'un modèle de la nécessité qui, au regard d'une forme de vie donnée, appartient à l'arbitraire, à la pure convention, sans que «l'on soit obligé d'y voir la liquidation de toute raison». Comme la lecture de Wittgenstein nous y invite, mieux vaut se faire à l'idée qui voit dans la convention l'élément, le milieu dans lequel la rationalité, ou en tout cas ce que nous appelons de ce nom, naît et se développe. Toutefois, à souscrire à ce genre d'idée et aux révisions qu'elle impose, on en vient vite à penser que la rationalité ne se confond pas avec nos exigences de fondement et de légitimation, même si nos habitudes, nos aspirations éthiques et notre attachement à l'inconditionné protestent contre cela, et même si le souci d'authenticité qui se manifeste dans la culture moderne, comme on va tenter de le voir, n'y trouve pas non plus nécessairement son compte.

1. Le Réalisme à visage humain, trad. franç., C. Tiercelin, Paris, Le Seuil, 1993, p. 270-71.

2. Le philosophe chez les autophages [PA], Minuit, Paris, 1984, p. 9; R. Musil, «Unter Dichtern und Denkern», in Gesammelte Werke in neun Bänden, Rowohlt Verlag, 1978, vol. VII, p. 585.

3. La discussion concerne la notion de génie et la constatation qu'il n'y a plus de génie, bien qu'il n'y ait plus que des génies. Voir aussi L'homme sans qualités, [HSQ], trad. franç. de P. Jaccottet, Paris, Le Seuil, 1956, par ex. le chap. 13: «Un cheval de course peut être génial» et le chap. 49 du livre II: «Le Général Stumm et la génialité».

4. Cf. HSQ, chap. 83: «Toujours la même histoire ou: Pourquoi n'invente-t-on pas l'Histoire?» Cette question, qui est au cœur de ce chapitre, est l'une des questions-clés du roman; elle est au centre des investigations de Jacques Bouveresse dans L'Homme probable, [HP], L'éclat, Combas, 1993.

5. Ibid.

6. Bien que l'idée ait pu effleurer certains de voir en Musil un auteur post-moderne avant la lettre. On peut imaginer, sans risque de se tromper que, tout comme Rorty, Musil se serait senti «parfaitement incapable de détecter le genre de raz-de-marée que Lyotard et d'autres ont annoncé lorsque nous sommes devenus post-modernes» [R. Rorty, Science et solidarité, trad. franç., L'Eclat, Combas, 1990].

7. PA, cit., p. 14.

8. Voir, par exemple, la lettre à K. Baedeker du 16 août 1935, in Lettres, trad. franç. de P. Jaccottet, Paris, Le Seuil, 1987, p. 235. Musil y écrit: «Je ne puis concevoir d'activité philosophique prolongée et féconde sans une étude approfondie des mathématiques et de la psychologie, de quelque façon que l'on veuille distinguer de ces connaissances préalables l'essence de la philosophie.»

9. Rappelons que Musil a écrit une thèse de doctorat sur Ernst Mach: «Beitrag zur Beurteilung der Lehren Machs», ceci en 1907 et sous la direction de Carl Stumpf. On peut lire, à ce sujet, le récit que fait Musil de sa soutenance à J. von Allesh dans une lettre du 13 mars 1908 [Lettres, op. cit., p. 43]. Voir aussi la lettre à Meinong du 18 janvier 1909 [ibid., p. 48] Musil s'y explique, cette fois, sur sa décision de choisir la littérature, et de renoncer ainsi à la possibilité qui lui était offerte de devenir l'assistant de celui-ci à Graz.

10. PA, cit., p. 187.

11. A ce sujet, voir PA, «Conclusion», ainsi que «Sur quelques conséquences indésirables du pragmatisme», avec la réponse de R. Rorty, dans Lire Rorty (collectif), Combas, L'Eclat, 1992. Sur un autre aspect de la discussion de Rorty, voir «La philosophie peut-elle être systématique?» [PS], Studia Philosophica, 41, 1982.

12. Il est peu d'ouvrages, parmi ceux que Bouveresse a publiés, où le nom de Valéry ne soit pas cité, encore que son nom soit moins présent que celui de Musil, de Lichtenberg, voire de Nietzsche dont on observera en passant qu'il fait partie des auteurs fréquemment cités, et avec qui Bouveresse dialogue assez souvent dans ses livres. J'observerais volontiers, à titre de parenthèse, que s'il venait à l'esprit de quiconque de voir en lui l'un des ces «oiseaux qui souillent leur nid» – pour reprendre une expression de Kraus qu'il affectionne, il suffirait de signaler le nombre important d'auteurs qu'il cite ou qu'il discute, parmi ceux qui font partie, si je ne m'abuse, de la tradition «continentale», même si ce n'est pas à ces auteurs que pensent spontanément ceux que hérissent, pour ne pas dire davantage, la philosophie «analytique» ou «anglo-saxonne», voir anglophone, le tout étant le plus souvent allégrement confondu.

13. Voir la lettre inédite de Paul Valéry, en préface à l'ouvrage de F. Le Lionnais : Les grands courants de la pensée mathématique, Les Cahiers du Sud, Marseille, 1948. En réponse à une demande de conseils d'initiation de l'un de ses correspondants, Valéry y écrivait: «Voilà, Monsieur, quelques suggestions. Je ne sais si elles répondent à vos désirs, mais je ne suis pas du tout un spécialiste – tout au plus un admirateur et un amant malheureux de la plus belle des sciences.»

14. J. Bouveresse, «La philosophie d'un anti-philosophe : Paul Valéry» [PAP], Zaharoff Lectures, Clarendon Press, Oxford, 1993.

15. Ibid.

16. A ce sujet, Bouveresse note que Descartes «est à l'origine de la transformation qui a abouti beaucoup plus tard à la situation de crise dans laquelle se trouve aujourd'hui la philosophie.», in PAP, p. 15.

17. Valéry dans ses Cahiers, Musil dans ses Journaux, Wittgenstein dans les réflexions publiées sous le titre Remarques mêlées. Kraus et Lichtenberg, par exemple, qui ont la faveur de Bouveresse, avaient aussi celle de Wittgenstein. Carnap bénéficie des suffrages de Bouveresse et de Musil, etc.

18. PA, cit., p. 18

19. Voir également WSU, cit. Bouveresse y évoquait entre autres ce que suggérait à Musil l'application d'un type historique de pensée au présent, ainsi que son aggravation par «une conception "héroïque" de l'histoire des idées comme constituée par une série de révolutions ou de ruptures plus ou moins spectaculaires qui, en principe, interdisent toute espèce de retour à des solutions ou à des problèmes antérieurs» [p. 19]. Est-il besoin de le dire, la conception, également «héroïque», qui se prononce en faveur de quelque «fin» que ce soit, le commencement étant attribué à un geste philosophique fondateur, la «fin» présumée ayant été reçue comme une révélation par un penseur qui en aurait exceptionnellement saisi l'accomplissement, cette conception ne participe pas d'une logique très différente.

20. PAP, cit.

21. Minuit, 1971. Bouveresse y parlait de Wittgenstein, de Carnap, de Chomsky, et plus généralement de problèmes qui étaient alors au centre des discussions sur le langage et la connaissance de son fonctionnement. Musil, Valéry, Kraus n'y occupaient évidemment pas le premier rang, mais ils y trouvaient tout de même une place, et Bouveresse remarquait, en rapprochant Kraus de Wittgenstein, que les lectures favorites de ce dernier n'étaient pas spécialement orientées vers les philosophes, mais plutôt vers des auteurs appartenant plutôt à un autre horizon [p. 18].

22. Ibid., p. 10.

23. Ibid., pp. 12 et 15.

24. Il n'est pas interdit de penser que le renouveau de la philosophie morale que l'on célèbre aujourd'hui y a sa part. Sans compter ce que présente d'attrayant l'image d'un auteur qui aurait vécu d'authentiques déchirements éthiques dans lesquels on voudrait voir la clé de sa philosophie.

25. K. Kraus, Dits et contredits, trad. franç., R. Lewinter, Champ Libre, Paris, 1975, p. 179.

26. P. Valéry, cité par Bouveresse en exergue de PAP.

27. A. Badiou, Conditions, Le Seuil, Paris, 1992.

28. Ibid., p. 64.

29. Ibid., p. 61.

30. Ibid.

31. Extrait de la préface que F. Wahl consacre au livre de Badiou sous le titre: «Le soustractif». Je souligne.

32. Conditions, cit., p. 64.

33. R. Musil, Journaux, trad. franç., P. Jaccottet, Paris, Le Seuil, 1981, II, p. 421. Dans des cas de ce genre, il est vrai que la situation est toujours passablement compliquée, ou plus précisément ambiguë, car s'il est question de l'Histoire, c'est toujours à travers ce que l'on entend établir à propos de la Métaphysique, ou de la Philosophie, mais exactement comme si, de toutes façons, l'Histoire ou la Culture tout entière était concernée par le diagnostic énoncé, en raison des répercussions que cela laisse pressentir, le caractère central attribué à ce qui se joue sur la scène philosophique étant implicitement tenu pour allant de soi.

34. R. Musil, HSQ, I, p. 304.

35. R. Rorty, Science et solidarité, cit., p. 11.

36. PA, cit., p. 159.

37. Ibid., p. 150.

38. PAP, cit.

39. Voir PA, ainsi que WSU, cit., où Bouveresse déclarait, p. 9 : «C'est un fait qu'une grande partie de la littérature philosophique publiée en France depuis les années soixante m'a semblé tout simplement illisible, et que son intérêt m'a paru, dans de nombreux cas, être de nature documentaire ou sociologique plutôt que philosophique à proprement parler.»

40. L'étude publiée en 1978 dans L'Arc, sous le titre «La science sourit dans sa barbe», indiquait avec une parfaite clarté la place qui était celle de Musil aux yeux de Bouveresse.

41. C'est à juste titre que les affinités existant entre le personnage de Musil: Ulrich, et le Monsieur Teste de Valéry, investi des obsessions et des pensées qui composent les Cahiers, ont retenu l'attention des commentateurs. Voir, par ex., le livre de Gerhart Baumann: Robert Musil, ein Entwurf, Francke Verlag, Berne et Munich, 1981.

42. Elias Canetti et d'autres ont évoqué ce que Kraus et son journal Die Fackel ont représenté pour beaucoup dans le contexte viennois. Voir Histoire d'une vie: Le Flambeau dans l'oreille, trad. franç., M.-F. Demet, Paris, Albin Michel, 1982. Sur les rapports de Musil avec le Cercle de Vienne, on dispose d'éléments limités. En Allemagne, Musil fréquenta toutefois un certain temps la maison et l'entourage de Ludwig von Mises, qui était alors apparenté au Cercle.

43. Cette singularité peut partiellement s'expliquer à la lumière de particularités biographiques. Musil n'était pas viennois; sa jeunesse ne fut pas celle des écrivains viennois célèbres; il fut d'abord ingénieur, apprit dans un collège militaire, vécut en Allemagne, etc.

44. Wittgenstein vénérait Kraus; Musil ne l'appréciait pas. Plus précisément, il appartenait pour lui au decorum cacanien, à ses ambivalences, voire à ses «équivalences» caractéristiques. Un exemple de ce qu'écrivait Musil dans la période 1920-1926: «Kraus est le personnage du rédempteur; dès lors que Kraus existe et fulmine, tout s'arrange. La mauvaise conscience objectivée. Bien entendu, ce mécanisme est fâcheux. L'anti-bellicisme de Kraus est aussi stérile, moralement, que l'enthousiasme guerrier.» Ou encore, toujours dans les Journaux : «Il y a deux choses contre lesquelles on ne peut lutter, parce qu'elles sont trop longues, trop grosses et sans queue ni tête: Karl Kraus et la psychanalyse.» [II, respectivement p. 129 et 369 de la trad. franç.]

45. Sans entrer à cet égard dans les raisons de cet état de choses, on peut tenir pour significative la différence d'attitude de Wittgenstein et de Musil à l'égard de Spengler. Voir Musil, «Geist und Erfahrung: Anmerkungen für Leser welche der Untergang des Abenlandes entrönnen sind» [mars 1921], in Prosa und Stücke, Essays und Reden, Rowohlt Verlag, 1978, p. 1042 ; trad. franç., Essais, op. cit.

46. PA, cit., p. 15.

47. Bouveresse y a très précisément tenté d'identifier la nature exacte des lectures de Musil sur des questions aussi précises que l'application des probabilités à l'étude des phénomènes moraux, sociaux et politiques. Les Journaux de Musil témoignent de l'étendue de ses intérêts scientifiques. Ils ne permettent pas toujours, cependant, de s'en faire une idée extrêmement précise.

48. Cf. Journaux, II, p. 452 où Musil évoque son échec à l'Académie allemande, «sous le prétexte bouffon que je suis trop intelligent pour faire un véritable écrivain», et p. 660, où il note son «point de vue instinctif»: «Etre un écrivain qui n'en est pas un. –> Jusqu'ici, je n'ai pu me défaire de cet effroi <–».

49. Kevin Mulligan rapproche justement Musil de Wittgenstein, en faisant remarquer que «comme Wittgenstein, Musil conçoit la réussite d'un tel changement de perspective comme l'aboutissement d'un type d'écriture qui se caractérise par l'inséparabilité du plan de l'expression et de celui du contenu.» Il évoque également, à ce titre, la notion de signification secondaire chez Wittgenstein. Voir K. Mulligan, «Préface» de Wittgenstein analysé, Nîmes, J. Chambon, 1993.

50. Voir, entre autres, «Une différence sans distinction», in Philosophie: La philosophie continentale vue par la philosophie analytique, 35, été 1992. Dans le même volume, Putnam, interrogé par Joëlle Proust, suggère: «Si vous dites que la philosophie est faite d'arguments, y a-t-il une seule façon d'argumenter? [...] Si la philosophie est faite d'arguments, pourquoi considère-t-on Wittgenstein comme un philosophe analytique?». On est, il est vrai, tenté d'ajouter que ce n'est pas exactement ce qui intéresse Putnam chez Wittgenstein.

51. Ibid., p. 81.

52. PAP, cit.

53. Cf. Journaux II, cahier 33, trad. franç., p. 461.

54. R. Musil, Journaux I, cit., p. 440.

55. Ibid. II, p. 56.

56. HP, cit., p. 289.

57. R. Musil, «Über den Essay» [Ohne Titel – etwa 1914?], in Prosa und Stücke, op. cit., p. 1334; trad. franç. de P. Jaccottet in Essais, Paris, Le Seuil.

58. Cf. HP, op. cit., le chap. VI: «Pourquoi ne fait-on pas l'Histoire et peut-on la faire?», à partir de la p. 248, où Bouveresse expose les six principes fondamentaux auxquels peuvent être ramenés les éléments d'explication fournis par Musil pour déterminer la nature des obstacles qui empêchent de «faire» l'histoire.

59. Sur la portée morale et politique présumée de la déconstruction derridienne, par exemple, on peut toutefois lire les réflexions de Simon Critchley: «Deconstruction and Pragmatism – Is Derrida a Private Ironist or a Public Liberal», in European Journal of Philosophy, vol. 2, n° 1, April 1994.

60. N. Goodman et C. Elgin, «Pour changer de sujet», in Esthétique et connaissance, trad. franç. R. Pouivet, Combas, L'Eclat, 1990, p. 91.

61. Minuit, Paris, 1984

62. WSU, passage non publié dans la version anglaise.

63. PS, cit., p. 27.

64. «Une différence sans distinction», in Philosophie, 35, cit., p. 87.

65. PS, cit., p. 37.

66.La discussion des positions de Rorty dans Le philosophe chez les autophages, ainsi que l'échange plus récent publié dans Lire Rorty , cit.: «Sur quelques conséquences indésirables du pragmatisme» et «Réponse à Jacques Bouveresse», apportent au lecteur des éléments intéressants.

67. J. Searle, Déconstruction : le langage dans tous ses états, trad. franç., L'Eclat, 1992, p. 24-25.

68. PA, cit., p. 38.

69. Ibid., p. 181

70. PS, cit., p. 38.

71. Ibid., p. 33.

72. Ibid., p. 23.

73. Ibid., p. 25.

74. Ibid., p. 20, 24 et 35.

75. Musil, qui n'aimait pas le mot «révolutionnaire», se disait volontiers «évolutionnaire» [HP, p. 288].

76. PS, p. 23.

77. Ibid., p. 23.

78. Ibid., p. 33.

79. «Une différence sans distinction», cit., p. 81.

80. WSU, cit., p. 3.

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