éditions de l'éclat, philosophie

JEAN-PIERRE COMETTI
LE PHILOSOPHE ET LA POULE DE KIRCHER


II

Nelson Goodman
à rebours
L'art et la philosophie sécularisés

 

 

Les choses sont en rapport les unes avec les autres de bien des manières; mais il n'en est pas une qui les renferme toutes ou les domine toutes. 

William James, The Will to Believe

 




Bien qu'elle n'appartienne pas, stricto sensu, à l'un des courants qui ont dominé la scène philosophique américaine au cours des dernières décennies, l'œuvre de Nelson Goodman en épouse, de manière originale, l'évolution et les épisodes significatifs. Après avoir contribué, à l'instar de philosophes comme Quine ou Sellars, à placer sous une nouvelle lumière l'empirisme et l'épistémologie positiviste, Goodman s'est tourné vers des questions dont l'art constitue le pôle majeur1. Que ses travaux, dès lors, aient considérablement renouvelé le champ des questions esthétiques, c'est l'évidence; peut-être s'en rend-on même mieux compte aujourd'hui2. Ceux qui en ont initialement saisi la portée y ont trouvé la possibilité d'aborder au moyen d'instruments neufs les phénomènes esthétiques et de reconsidérer les attendus d'une tradition que l'art lui-même avait amplement commencé à miner. Le mouvement qui a conduit Goodman à renouveler notre approche et notre connaissance de l'art, de façon si singulière, puisqu'elle n'est même pas exactement celle de l'«esthétique analytique»3, n'est pas sans nouer une relation souterraine avec les épisodes significatifs de l'art du vingtième siècle. Si toutefois la pensée de Goodman laisse aisément supposer un rapport étroit, pour ne pas dire familier, avec les œuvres d'art, elle n'en constitue pas moins le prolongement d'une entreprise intellectuelle qui commence avec ses premiers travaux. Autrement dit, l'intérêt de Goodman pour l'art ne marque pas une discontinuité entre un «premier» Goodman et celui que nous connaissons apparemment mieux aujourd'hui; les livres qui appartiennent au «second» éclairent les choix philosophiques du premier, et ils éclairent aussi les nôtres.

On peut faire cavalier seul, et cependant veiller aux intérêts communs. Nelson Goodman a évoqué, dans l'un de ses livres, l'opportunité d'une reconception de la philosophie. Mais l'opération à rebours que cela implique, tout comme la distance que cela suppose par rapport à des tendances peut-être davantage ancrées dans les mœurs, n'est jamais que l'envers d'une attitude plus fondamentalement accueillante et curieuse à l'égard de ce qu'il faudra toujours de nouveau construire et s'efforcer de comprendre dans un souci partagé.

 

Pluralisme des versions, pluralisme des fins

 

Nelson Goodman partage avec E. H. Gombrich la conviction que «l'Art n'a pas d'existence propre», ou encore, pour reprendre les mots de ce dernier, que s'«il n'y a aucun inconvénient à nommer art l'ensemble de ces activités, c'est à condition toutefois de ne jamais oublier que le même mot recouvre cent choses diverses, se situant différemment dans le temps et dans l'espace, à condition de bien comprendre aussi que l'Art pris comme une abstraction, l'Art avec un grand A, n'existe pas»4. Cette belle conviction, si peu propice aux présupposés tenaces qui font sans cesse ressurgir la notion d'une essence de l'art, est au cœur de l'attention que Gombrich porte aux traits particuliers des œuvres et des styles, sans jamais céder au préjugé d'un privilège qui, par exemple, accorderait à un mode ou à un système de représentation le bénéfice d'un rapport exclusif et souverain au «visible» ou au «réel». Il n'en va pas différemment pour Nelson Goodman, chez qui ce pluralisme a trouvé de plus amples prolongements aux résonances philosophiques originales.

Les positions que Goodman a plus spécifiquement développées à ce sujet se concrétisent dans la notion de version du monde 5. Cette notion, certes controversée, occupe dans son œuvre une place centrale, où viennent se conjuguer son pluralisme, son anti-réductionnisme, ainsi que les éléments d'une reconception de la philosophie qui y trouve l'une des ses principales sources. Manifestement, ce qui s'y dessine se situe au croisement de sa réflexion sur l'art et du traitement de la «nouvelle énigme de l'induction6». Car, comme Goodman le suggère lui-même, il y a le même rapport entre une émeraude verte et une émeraude vleue qu'entre un Christ de Rembrandt et un Christ de Piero della Francesca: ils appartiennent à des versions différentes7. Contrairement à ce que supposait l'empirisme, la projectibilité d'un prédicat n'est pas seulement liée aux régularités constatées; le problème est celui des «genres pertinents». Les œuvres d'art, aussi, en portent témoignage. Dans le cas de l'art, en effet, une erreur fréquente consiste à attribuer le privilège de l'exclusivité à un mode de symbolisation particulier: la dénotation, par exemple (pour les symboles verbaux) ou la ressemblance (pour les symboles picturaux), voire tel ou tel genre de ressemblance. Au contraire, la moindre attention aux modes variés selon lesquels un symbole peut s'appliquer nous place face à une pluralité qu'il faut bien admettre comme telle, sauf à céder à un aveuglement particulier, pouvant par exemple se traduire dans l'idée d'un «évolutionnisme» artistique ou dans un attachement inconsidéré à ce que privilégie une époque ou une culture8. L'importance attribuée par Goodman à l'exemplification et à l'expression, littérale ou figurée, l'insistance avec laquelle il souligne le rôle que jouent les facteurs cognitifs dans l'expérience esthétique, illustrent le bénéfice qu'une expérience de l'art peut en tirer. Mais elle éclaire surtout les sources de la pluralité, et s'accorde avec cette conviction, qui remonte à une période antérieure à Manières de faire des mondes aussi bien qu'à Langages de l'art, selon laquelle, de même qu'il serait vain de rechercher des fondements à l'induction, il n'existe pas davantage de monde tout fait auquel il s'agirait de rapporter nos versions, ni de version à laquelle se rapporteraient toutes les autres: «Nous ne pouvons tester une version en la comparant avec un monde qui n'est pas décrit, ni dépeint, ni perçu, mais seulement en utilisant d'autres moyens9

S'il ne s'agissait que de l'art, sans doute serions-nous spontanément tentés d'admettre les suggestions de Goodman à ce propos. Ne dit-on pas de l'art qu'il est un langage, ou d'une œuvre qu'elle est un monde? La succession des mouvements artistiques de notre siècle, l'apparente décomposition de l'histoire récente de l'art en une série d'actes individuels y contribuent à leur manière. Mais ce que suggère Goodman ne participe pas tout à fait de cet esprit. Là où toutes sortes d'«objets anxieux» nourrissent le sentiment d'une incompréhension, l'entreprise de Goodman oppose la recherche permanente d'un surcroît de compréhension que ni l'esthétique traditionnelle, ni une pure histoire éclatée, ni l'idée d'un monde tout fait ne permettent réellement d'honorer.

Cette dernière idée, celle d'un monde readymade, tout comme les conceptions de la vérité qui lui sont liées, est sans doute au nombre de celles qui ont opposé les plus forts obstacles à une intelligence de l'art10. Associée à la ressemblance et à la représentation – dont elle est l'un des présupposés – la conviction qui s'y rattache plaide contre la pluralité des versions, tout en constituant un outil de sélection à la fois vain et injuste, forcément hostile à l'invention et à la nouveauté. Chez un philosophe comme Goodman, pour qui ces deux soucis majeurs s'inscrivent dans la perspective d'un enrichissement de notre univers et d'un progrès de la compréhension, ce simple motif suffirait à condamner la croyance en un monde préfabriqué. Goodman reproduit à sa manière le geste de Duchamp; les readymades de ce dernier plaidaient aussi, quoique indirectement, contre le monde readymade. Pour Goodman, les œuvres d'art détruisent le mythe d'un «monde» ou d'une «réalité» conçus, représentés, sans considération des modes de description ou de dépiction, des modalités d'ajustement et d'agencement qui sont au cœur de toute symbolisation. La destruction d'un mythe ne serait toutefois rien si elle n'apportait sa part d'intelligence à une meilleure compréhension. Une conviction de Goodman réside à la fois dans les capacités cognitives que mobilise l'expérience esthétique et dans les ressources que l'œuvre d'art permet d'y puiser. Comme le suggère Putnam, les œuvres d'art accroissent et étendent le potentiel de nos capacités perceptuelles et cognitives: «Considérons l'expérience qui consiste à lire un roman comme Don Quichotte. Une chose qui nous arrive alors consiste en cela que notre répertoire perceptuel et conceptuel en est enrichi; nous devenons capables de "voir" Don Quichotte, non seulement dans le livre, mais en nous mêmes et en d'autres personnes. Cet enrichissement de notre stock de prédicats et de métaphores est de nature cognitive; nous possédons désormais des ressources descriptives que nous ne possédions pas auparavant11.» Comme le remarque également Putnam, le pluralisme de Goodman ne concerne pas seulement le contenu de la cognition, mais aussi les fins de celle-ci, et ces deux pluralismes sont chez lui étroitement liées12.

Une attitude apparemment proche de celle-ci consisterait à reconnaître dans un tel pluralisme une philosophie du possible, voire des mondes possibles. Mais l'originalité et la difficulté de Goodman consiste en cela que les versions du monde – celles de l'art ou d'autres – sont liées au potentiel des capacités et des usages que mobilisent nos productions symboliques, au fait que celui-ci se nourrit en permanence d'enrichissements qui en étendent la portée, et surtout au fait qu'elles appartiennent au «monde réel». Dans le chapitre de Fact, Fiction and Forecast consacré au possible, Goodman observe:

L'objectif principal de mon propos a été de démontrer que le discours, même lorsqu'il traite des entités possibles, n'a nul besoin de transgresser les frontières du monde réel. Ce que nous confondons avec le monde réel n'est qu'une description particulière de celui-ci. Et ce que nous prenons pour des mondes possibles ne sont que des descriptions également vraies, énoncées en d'autres termes. Nous en venons à penser le monde réel comme l'un des mondes possibles. Nous devons renverser notre vision du monde, car tous les mondes possibles font partie du monde réel13.

Cette précision trouve un prolongement dans ce que l'on peut également lire dans Ways of Worldmaking, où Goodman écrit cette fois, non sans ironie:

En quel sens important et souvent négligé existe-t-il plusieurs mondes? Une chose est claire: la question traitée n'est pas celle des mondes possibles que forgent et manipulent beaucoup de mes contemporains, surtout quand ils habitent près de Disneyland. Nous ne sommes pas en train de parler des multiples solutions possibles de remplacement d'un unique monde réel, mais de la multiplicité des mondes réels14.

Bien que le même texte contienne une allusion assortie de réserves au livre de William James: Un univers pluraliste, ce que suggère Goodman n'est peut-être pas si loin de ce que James avait en vue en s'opposant au monisme métaphysique. A ceci près que James se débattait dans une ambiguïté consistant à imputer au monde ce qui semblait, tout au plus, pouvoir être attribué à une pluralité de points de vue, ce qui le conduisait à admettre un monde, non pas immuable, mais en perpétuelle transformation. James cédait ainsi à sa manière au présupposé que Goodman s'emploie à déraciner: l'obsession du monde, au-delà de toute description. La notion de version du monde est destinée à éviter un tel écueil. Une fois le monde perdu, il est permis d'intégrer à un pluralisme des fins, et non pas seulement du contenu l'enrichissement qu'apportent à nos capacités cognitives les créations symboliques dont l'art constitue un pôle majeur. Un tel enrichissement devient alors lui-même une fin, et sur ce point, Goodman rejoint peut-être plus qu'il ne pense une inspiration essentielle de James15.

 

Vérité et correction, connaissance et compréhension

 

Une position comme celle de Goodman aurait pu aboutir à une sorte de partage comme on en a connu dans l'histoire de la philosophie, entre ce que mobilise une connaissance de l'art et le type d'exigence que l'on attribue d'ordinaire à la connaissance objective. L'usage insistant que fait Goodman du mot compréhension pourrait même entretenir un malentendu s'il n'était scrupuleusement assorti de clauses qui en règlent spécifiquement l'usage. D'une part, en effet, les aptitudes et les apprentissages requis par la compréhension ne diffèrent pas par nature de ceux qui sont en œuvre dans la connaissance; et d'autre part, pas seulement à une distinction de ce genre – ce qui ne veut évidemment pas dire l'absence de toute distinction –, ils sont également partie prenante de la reconception qu'il a proposée avec Catherine Elgin. Ce n'est probablement pas un hasard si l'esthétique philosophique, au-delà des orientations qui s'y sont exprimées, n'a jamais débouché sur des perspectives semblables. Quant aux courants qui s'y sont développés, en particulier en Europe, s'ils ont parfois constitué des pôles de contestation, ce fut aussi en nourrissant des convictions crépusculaires dont l'œuvre de Goodman était par avance préservée. Comme il le déclare lui-même : «A la différence du scepticisme ultime et du relativisme irréfléchi, le constructionnisme a toujours beaucoup à faire»16. Il est vrai qu'à partir du moment où l'on s'est guéri d'un rapport exclusif et intransigeant à la vérité, et dès lors qu'un souci majeur devient davantage celui d'une extension et d'un enrichissement de nos capacités, les sourdes nostalgies deviennent suspectes et l'on devient aussi peut-être plus accueillant à l'égard des réformes que des révolutions. Au fond, la pensée de Goodman, son pluralisme et son relativisme, se conçoivent à la lumière de la contingence, et la vérité, dans de nombreux cas, ne fournit qu'une médiocre inspiration17. Aussi lui préfère-t-il la correction, dont le champ d'application est bien plus étendu, beaucoup plus adaptée à la nature de nos attentes et des modes variés de justification de nos systèmes symboliques. S'il est vain de rechercher, pour un énoncé, une correspondance avec un monde extérieur au langage, à toute description comme à toute dépiction, la vérité, au même titre que la correction devient alors une question d'ajustement 18. «On voit, écrit Goodman, que connaître et comprendre s'étendent au-delà de l'acquisition de croyances vraies et vont jusqu'à découvrir et inventer des ajustements de toutes sortes19.» La vérité possède en fait d'innombrables et graves défauts, sources de malaises ou de malentendus, ne pouvant être guéris qu'au prix de séparations en apparence cruelles, mais néanmoins opportunes. Non pas, au sens où il conviendrait désormais de penser que l'usage en est définitivement révolu, mais où il convient plutôt de ne pas lui accorder une souveraineté amplement usurpée. Peut-être la faute en revient-elle à la théorie de la connaissance et à la place qui lui fut donnée en philosophie. Goodman, sur ce point, n'est pas loin de penser que la vérité n'est pas un concept suffisamment intéressant pour cela. Comme il le suggère:

Loin d'être un maître solennel et sévère, la vérité est un serviteur docile et obéissant. Le scientifique s'abuse lui-même quand il suppose qu'il est un esprit uniquement voué à la recherche de la vérité. Il ne s'intéresse pas aux vérités triviales qu'il pourrait ressasser sans fin, mais s'occupe de résultats d'observations irréguliers et à facettes multiples, qui ne lui fourniront pas plus que des suggestions pour des structures globales et des généralisations significatives. Il recherche le système, la simplicité et la portée; et quand il est satisfait sur ces rubriques, il taille la vérité à leur mesure. Il décrète autant qu'il découvre les lois qu'il établit, il dessine autant qu'il discerne les modèles qu'il définit20.

Goodman a exposé à diverses reprises ses réserves à ce sujet. Avec le relativisme qui leur est lié, ainsi que ses préférences pour la notion de correction, elles trouvent un utile éclairage dans l'étude de 1958 sur le test de la simplicité. On y voit notamment, ce que suggère également le passage cité, en quoi la vérité, tout comme la correction, est affaire d'ajustements dont la nature peut être comparée à l'«équilibre réflexif» de Rawls, et en quoi «la simplicité est un test de la vérité»21.

La «correction» n'est toutefois pas destinée à faire sombrer corps et bien la vérité; elle procède davantage d'une opération destinée à en corriger les «défauts»; elle est issue d'une révision qui plaide, elle-même, pour une reconception. Les éléments qui, chez Goodman, penchent à ce sujet vers le pragmatisme, procèdent d'une thérapeutique plus douce qu'il ne paraît. Reconcevoir la philosophie, c'est en réviser les concepts- clés, préférer la correction à la vérité, la compréhension à la connaissance, l'adoption à la croyance, opérations patientes que Goodman n'a cessé de pratiquer, et que l'extension de sa pensée au champ des œuvres d'art a permis de faire progresser: «Dans notre reconception, la connaissance, également harcelée par la certitude et l'incertitude, débouche sur la compréhension (understanding). Là où la connaissance exige habituellement vérité, croyance et preuve, la compréhension n'exige rien de tout cela. Des énoncés peuvent être compris abstraction faite de leur vérité et abstraction faite de la croyance qui s'y attache; et nous pouvons comprendre requêtes, interrogations, verbes et danses, bien qu'ils ne soient ni vrais ni faux, et qu'ils ne soient pas plus objets de croyance que d'incrédulité, ou encore susceptibles de démonstration ou de réfutation. Tout comme la correction est de plus large portée que la certitude, la compréhension est d'une plus grande portée que la connaissance22

 

Nelson Goodman en pragmatiste

 

Qu'une œuvre aussi exceptionnellement attentive à la pluralité des systèmes symboliques, une œuvre qui en fait n'a jamais quitté qu'en apparence le terrain de la philosophie plaide pour une reconception de la philosophie, il n'y a rien là d'étonnant. Au rebours des philosophes qui se sont engagés dans des voies plus négatives, y compris celles que permettaient d'entrevoir les perspectives ambiguës de la déconstruction, on peut percevoir chez Wittgenstein ou chez Dewey, et aujourd'hui chez Putnam ou Rorty, une inspiration somme toute semblable. Mais les livres de Goodman contiennent de multiples mises en garde, invitant le lecteur à se garder des assimilations hâtives. Cornell West a observé à juste titre que la pensée de Goodman est unique sur la scène philosophique et qu'elle ne s'apparente, au sens strict, à aucun courant. «Goodman n'est pas pragmatiste, mais aucun label ne permet mieux de le caractériser23

A vrai dire, de manière générale, Goodman adopte une attitude où s'exprime son souci de conserver le contrôle scrupuleux des conséquences vers lesquelles le portent ses propres pas. Aussi ne semble-t-il pas tenir à les mélanger à ceux des autres. Cette attitude explique pour une part la fascination qu'on éprouve à le lire, l'impression qu'il n'est pas une seule ligne, un seul mot, sur lesquels ne s'exerce ce contrôle. Mais en même temps cette attitude peut aussi expliquer que l'intérêt porté à l'irréductible pluralité des versions du monde et au fonctionnement de nos systèmes symboliques ne l'ait pas conduit à se tourner, sinon par quelques brèves allusions tout aussi contrôlées, vers les croyances, les valeurs, les pratiques de la communauté que le fonctionnement des systèmes symboliques et leurs principes de pertinence paraissent intégrer. A cela, deux interrogations semblent pouvoir être associés. De toutes nos versions du monde, aucune ne peut «représenter» le monde. Mais quel sens faut-il exactement donner à la fabrication des mondes ? D'autre part, ne trouve-t-on pas dans cette dernière notion et dans la version que Goodman en a donnée, l'expression particulière de quelque idéalisme linguistique?24

Sur le premier point, Israël Scheffler a relevé dans les déclarations de Goodman divers usages peut-être moins clairs qu'il ne paraît. En particulier, Scheffler observe que Ways of Worlmaking ne fournit aucune définition du mot «monde», et qu'un examen des passages où ce terme est employé fait apparaître deux interprétations incompatibles. «Selon la première, écrit-il, l'interprétation versionnelle, un monde est une version du monde vraie (ou correcte); dans ce cas, le pluralisme défendu reflète simplement, en l'étendant aux versions en général, la doctrine de la Structure de l'apparence selon laquelle, pour tout sujet pré-philosophique, on peut se trouver face à des systématisations en conflit. Selon la seconde, l'interprétation objectivale, un monde est un domaine de choses (de versions ou de non-versions) auxquelles une version du monde correcte réfère ou qu'elle décrit»25. Scheffler montre que dans plusieurs cas, le mot «monde» ne peut recevoir une interprétation versionnelle, et exige au contraire une interprétation objectivale. La discussion fait ainsi apparaître que si, jusqu'à un certain point, dire que l'on fait des mondes – même en prenant ce mot au sens objectival – revient à dire que l'on fait des versions, on ne peut éluder la question de savoir si «en faisant des versions correctes nous faisons ce à quoi elles réfèrent – c'est-à-dire si, en faisant des descriptions vraies nous faisons ce qu'elles décrivent». Or, il semble, selon Scheffler, que la réponse soit oui. Faut-il dès lors répondre également oui à la question de l'idéalisme? Scheffler ne se situe pas exactement sur ce terrain, mais il se refuse à admettre – ce que la position de Goodman lui paraît impliquer – que les objets puissent être tenus pour le produit de notre connaissance. Adoptant une position partiellement proche du réalisme de Nagel, il suggère que «même s'il était vrai que nous n'avons pas la possibilité d'accéder aux objets en dehors de la connaissance que nous en avons, il n'en découlerait pas que les objets sont le produit de notre connaissance»26.

Il existe une réponse de Goodman à Scheffler: l'argument qu'il lui oppose, au moyen d'un dialogue fictif, consiste à faire valoir qu'en recherchant un objet, quel qu'il soit, nous tomberons toujours sur une description, une version, ad infinitum : il se peut qu'à défaut de versions, on ne puisse imaginer l'existence d'étoiles comme étoiles, sans que cela veuille dire qu'elles n'existent pas pour autant; «Mais les étoiles, non pas en tant qu'étoiles, les étoiles non pas en tant que mouvantes ni en tant que fixes, se meuvent-elles ou pas? A défaut de version, elles ne sont ni mouvantes ni fixes. Et ce qui ne bouge ni ne bouge pas, qui n'est ni en tant que chose-ainsi, ni en tant que non-chose-ainsi, se réduit à rien27

Pour Goodman, les ajustements que mobilise la connaissance ne peuvent se concevoir que dans un va-et-vient dont les pôles de signification objectivale ou factuelle abritent d'autres versions, même s'il y a lieu de penser que dans le processus en cours, et comme par contraste, elle se prêtent à une interprétation en termes d'objet. On peut douter que le désaccord qui oppose Scheffler et Goodman sur ce point puisse trouver une authentique résolution; en revanche, il n'est pas interdit de penser que la question soulevée par Scheffler soit de nature à révéler le genre de pas que Goodman ne semble pas avoir voulu franchir. S'il fallait en effet se demander jusqu'à quel point ses positions relèvent du pragmatisme, la limite pourrait être apparemment définie dans ce que Goodman laisse dans l'ombre: la nature des rapports qui associent les versions du monde à toute extériorité, pas seulement celle du monde ou du réel présumé, mais des contextes auxquels elles sont adossées, même s'ils sont aussi investis par le langage et par d'autres versions.

On a certes du mal à voir dans l'«internalisme» goodmanien, au sens où Putnam emploie ce terme, un idéalisme. Son «pragmatisme» et son constructionnisme s'y opposent résolument. Si toutefois il peut paraître vain de soustraire les versions à toute extériorité, rien n'interdit d'accoupler la philosophie des versions du monde à un externalisme de type causal. Le seul prix à payer serait celui d'une «naturalisation» qui excède, sans nul doute, les limites dans lesquelles Goodman a manifestement voulu se tenir28. Luciano Handjaras, qui pose, à propos de Goodman, la question du rapport entre la connaissance et les valeurs, observe, dans le même ordre d'idées, que le fait d'inviter les scientifiques ou les artistes «à développer de manière autonome leurs propres procédures et leur propre sensibilité en appelle à toute leur complexité de personnes historiques, comme sujets non impersonnels de la fabrication des mondes, et suggère un scénario où la correction [puisse] acquérir un sens plus complet29

 

Une esthétique sécularisée

 

En se tournant vers l'art et vers les questions auxquelles il a consacré ces trente dernières années, Nelson Goodman n'a pas seulement considérablement étendu le champ de sa pensée. Il a montré les avantages qu'une philosophie conséquente pouvait avoir à étendre son champ d'investigation au-delà des systèmes symboliques qui retiennent ordinairement l'attention de l'épistémologue. Le fait de parler aujourd'hui, avec Catherine Elgin, d'une reconception de la philosophie lui permet de souligner avec force que la philosophie – tout comme nos efforts de compréhension eux-mêmes sur un plan plus général – ne se conçoit ni dans le désir d'une vérité inaccessible vers laquelle tendraient tous nos efforts, ni dans la sourde nostalgie de commencements où tout était encore à faire. Les nombreux passages qui existent entre les différents aspects ou les différentes parties de son œuvre invitent aussi à considérer, à l'usage particulier de ceux qui ont élu domicile dans le champ incertain de l'«esthétique», qu'aucune question ne nous dispense des exigences qui ont cours ailleurs, ni des éclairages parfois indispensables que procure la connaissance de ce qui s'accomplit ou se cherche dans d'autres secteurs de la réflexion. L'œuvre de Nelson Goodman soulève bien des questions, et les réactions qu'elle suscite sont diverses; elle est cependant au premier rang des entreprises qui ont contribué à séculariser l'esthétique, pour ne pas dire à la civiliser. S'il l'on devait en retenir la leçon, ce serait celle qui nous invite à ne plus aborder la réflexion sur les œuvres d'art en aborigènes soucieux de célébrer les seules mœurs de la tribu, au bénéfice d'une illusoire autarcie. La seule compréhension l'exige, et l'art contemporain semble d'autant plus y contribuer qu'il place le spectateur en position d'interprétation radicale, sans aucun autre recours que les apprentissages et les ressources qu'abritent, dans leur diversité, les croyances partagées. Que l'art soit langage et que l'on puisse parler des «langages de l'art» ne signifie évidemment pas que l'on ait affaire à des idiolectes, même si le goût du jour nous incite parfois à le croire. Une reconception de la philosophie ne peut avoir un sens qu'à la condition d'y voir la source d'un partage équitable de la clarté, et en ne sacrifiant pas définitivement à l'obscurité ou à la confusion certaines parties plutôt que d'autres.

1. The Structure of Appearence date de 1941 et A Study of Qualities, de 1940. Les travaux de Goodman s'étendent sur une période – pas moins d'un demi-siècle – qui couvre le développement de l'empirisme logique et de la philosophie analytique aux Etats-Unis, ses écueils et la critique des ses dogmes, ainsi que la renaissance du pragmatisme au regard de laquelle ils ne peuvent être tenus pour indifférents.

2. En tout cas en France – comme en témoignent plusieurs ouvrages : G. Genette: Fiction et diction, Paris, Le Seuil, 1991; L'œuvre de l'art, 2 voll. Le Seuil, Paris, 1994-1996 Roger Pouivet: Logique et esthétique, Mardaga, Liège, 1996; Jacques Morizot, La philosophie de l'art de Nelson Goodman, J. Chambon, Nîmes, 1996; J.-M. Schaeffer, Les célibataires de l'art, Gallimard, Paris, 1996; Bernard Vouilloux, Langages de l'art et relations transesthétiques, L'éclat, Paris, 1997.

3. Cf. les remarques de D. Lories dans son recueil: Philosophie analytique et esthétique (Paris, Klincksieck, 1988), ainsi que R. Shusterman, Analytic Aesthetics, Oxford, Basil Blackwell, 1989.

4. Ernst Gombrich, Histoire de l'art, trad. franç., J. Combe et C. Loriol, Flammarion, Paris, 1982, p. 3. Pour qui voudrait se convaincre des affinités qui existent entre Gombrich et Goodman, on peut lire les pp. 80-81de L'art et l'illusion, trad. franç., G. Durand, Paris, Gallimard, 1971 et le texte de la communication de Goodman au colloque de Beaubourg de 1992, in Cahiers du Musée National d'Art Moderne, Paris, 1992, n° 41. Pour les différends, toutefois, voir E. Gombrich, «Image and Code: Scope and Limits of Conventionalism in Pictorial Representation», in The Image and the Eye, Phaidon, Oxford, 1982.

5. Ways of Worldmaking, I: «Mots, œuvres et mondes»; trad. franç., M.-D. Popelard, J. Chambon, Nîmes, 1993.

6. Cf. Facts, Fictions and Forecasts, 1984, trad. franç., Ed. Minuit, ainsi que Ian Hacking, Le plus pur nominalisme, trad. franç., R. Pouivet, L'Eclat, 1993.

7. Ways of Worldmaking, cit., trad. franç., p. 20, où Goodman écrit: «A la façon d'une émeraude verte et d'une vleue, même s'il s'agit de la même émeraude, un Christ de Piero della Francesca et un Christ de Rembrandt appartiennent à des mondes qui sont organisés selon des genres différents.»

8. Cf. Gombrich, L'art et l'illusion, op. cit., «Introduction». Il est clair que se pose ici le problème de la convention dans la définition de ce que l'on tiendra pour pertinent.

9. Goodman, Ways of Worldmaking, cit., trad. franç., p. 12.

10. La dualité du schème et du contenu, présente à l'arrière-plan de nombreuses conceptions, voire des pratiques ou des théories de l'interprétation, en est probablement responsable. Cf. sur ce dernier point, Samuel C. Wheeler, «Indeterminacy of French Interpretation: Derrida and Davidson», in E. LePore (éd), Truth and Interpretation, Perspectives on the Philosophy of D. Davidson, Oxford, Blackwell, 1986, pp. 477-494.

11. Hilary Putnam, «Reflections on Goodman's Ways of Worldmaking », Philosophical Papers, vol. 3, Cambridge, Cambridge University Press, 1983, pp. 155-169.

12. Sur ce point, Putnam oppose à juste titre Goodman à Quine: «Pour Quine, fondamentalement, la cognition répond seulement à deux buts: guider l'anticipation de la sensation, et au-delà satisfaire les canons méthodologiques de la simplicité.»

13. Fact, Fiction and Forecasts, cit., trad. franç., chap. «Le trépas du possible», p. 74.

14. Ways of Worldmaking, cit., trad. franç., p. 10.

15. Voir James, The Will to Believe (The Works of W. James, vol. 7, 1979, Cambridge, Harvard Univ. Press), et les remarques qui plaident en faveur d'un univers plus riche, plus complexe (p. 154-155).

16. N. Goodman et C. Elgin, Reconceptions in Philosophy and Other Arts and Sciences, trad. franç., J.-P. Cometti et R. Pouivet, PUF, 1994, p. 166.

17. C. West parle à propos de Goodman d'une «version émersonienne du monde où la contingence radicale est la "norme" et où les pouvoirs créatifs de l'homme jouent le rôle décisif» (The American Evasion of Philosophy: A Genealogy of Pragmatism, The University of Wisconsin Press, 1989, p. 190).

18. Ways of Worldmaking, cit., p. 173: «Les différences entre ajuster une version à un monde, un monde à une version, une version à une autre ou à d'autres versions, s'effacent quand on reconnaît le rôle des versions dans la production des mondes.»

19. Ibid .

20. Ibid., p. 27; voir aussi Reconceptions, pp. 155 sq.

21. N. Goodman, «The Test of Simplicity», in Problems and Projects, 1972, Hackett, Indianapolis, p. 279-295.

22. N. Goodman et C. Elgin, Reconceptions, cit., p. 161.

23. C.West, The American Evasion of Philosophy: A Genealogy of Pragmatism, op. cit., p. 192.

24. Voir, à ce sujet, les remarques de Claude Panaccio dans Les mots, les concepts et les choses, Bellarmin-Vrin, 1991.

25. I. Scheffler, «The Wonderful Worlds of Goodman», in Synthèse, 45, 1980, pp. 201-209.

26. Nagel soutient de manière semblable, dans un chapitre consacré à Wittgenstein, que «Pour que nous puissions mesurer la température au moyen d'un thermomètre, une certaine constance dans les résultats est nécessaire. Mais cela ne veut pas dire que la température n'est rien d'autre qu'un phénomène d'accord entre ceux qui lisent ces résultats. Elle existerait, même s'il n'existait aucun thermomètre» (The View from Nowhere, Oxford University Press, 1988, p. 109[tr. fr. Le point de vue de nulle part, L'éclat, 1993). Soit dit en passant, la discussion qui oppose Scheffler à Goodman n'est pas sans rappeler les objections que B. Russell développait contre l'«humanisme» de Schiller et les convictions exprimées par celui-ci à propos de ce qu'il appelait la «Création du monde», en relation avec le pragmatisme de James. On pourra y voir, si l'on veut, une indication sur la dimension «pragmatiste» de la pensée de Goodman. Cf. B. Russell, Essais philosophiques, trad. franç., F. Clémentz et J.-P. Cometti, Paris, PUF, 1997.

27. N. Goodman, «Quelques tracas mondains», in R. Pouivet (éd), Lire Goodman, Combas, L'Eclat, 1992, p. 17.

28. Dans le texte précédemment cité, Goodman observe qu'il «lui est impossible de trouver un sens à «la notion d'un monde indépendant de toute version, et cependant tel que toutes les versions correctes, bien qu'elles divergent amplement, lui correspondent». Dans une certaine mesure, l'impossibilité conçue par Goodman s'éclaire à la lumière d'une discussion comme celle de Davidson sur «la dualité du schème et du contenu». D'un côté, Goodman congédie la notion d'un contenu indépendant de toute version, et par là l'un des présupposés lié à la notion de «schème conceptuel». D'une autre côté, une notion comme celle de «version du monde» peut cependant lui paraître apparentée – ou apparentable. Peut-être manque-t-il à la philosophie goodmanienne une conception qui articulerait à une philosophie «internaliste» du langage et de la croyance, un «externalisme» des causes, conçu sur une base naturaliste de transactions avec le milieu. Sur les «réserves» de Goodman, toujours instructives et originales, voir J.-P. Cometti et R. Pouivet, «L'effet Goodman», postface de N. Goodman, L'art en théorie et en action, Paris, L'Eclat, 1996.

29. Luciano Handjaras, «Rightness», in R. Pouivet (éd.), Lire Goodman, op. cit., p. 102.

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