éditions de l'éclat, philosophie

JOSÉ BERGAMíN
L'IMPORTANCE DU DÉMON...


Ni plus ni moins que la peinture


SUR UN FIL

 




Le silence de la peinture, n'est-il pas un langage ardent, flamboyant, de la pensée? – Il est des silences qui virent comme à la glace, en bloc épais et dur. Difficile de les rompre. Mais il en est d'autres qui sont forgés avec ardeur et qui, soudain, nous entourent de flammes. Rompre un silence de glace est peut-être difficile, mais combien plus d'en rompre un de feu, comme celui de la peinture. Qu'interrompt la voix dans ce ou ces silences de feu qui nous encerclent? «Ouvre tes yeux à la lumière» – dit la parole évangélique –: ouvre tes yeux au silence.

Impossible donc, matériellement entourés de feux ardents, de langues en flammes, de l'ardeur d'un langage furieux, de ne pas ouvrir les yeux à ces silences. Que veulent de nous ces peintures? Que veulent-elles d'elles-mêmes? Cette peinture n'est-elle pas à première vue, pour nous, presque incroyable? Et si tout ce qu'il est possible de croire, comme pensait Blake, est une image de la vérité, pourrons-nous créer ou récréer en nous cette peinture en y croyant? Nous en recréer en y croyant ou ne serait-ce qu'en la goûtant? Cette peinture, qui paraît incroyable, serait-elle une image véritable ou plutôt une véritable image? Et de quoi? Que veut-elle ou nous veut-elle? Ou encore, cette autre interro- gation qui peine pour sortir de notre âme: que veut bien dire, nous dire, cette peinture?

Je relisais il y a peu un vieux traité du très vieux Schopenhauer, qu'Unamuno mit en castillan ou traduisit dans sa prose: De la volonté dans la nature. Chacun sait que le sévère Allemand intitulait et définissait avec elle sa position intellectuelle face à l'univers, sa prétendue philosophie, la projetant dans l'image habile du monde comme volonté et comme représentation. Qu'on ait appliqué cette formule à la musique vient sans doute du fait que ce grand esthète la connaissait avec la plus grande acuité, et c'est ainsi que quelqu'un parla de la musique comme volonté et comme représentation; c'est bien sûr le même (l'un des critiques les plus bêtes qu'ait eu la France, Camille Mauclair4) qui avait aussi parlé de la Religion de la Musique. Que je sache, on n'a heureusement pas encore parlé de la Religion de la Peinture, pas plus que de la Peinture comme volonté et comme représentation, mais bien en revanche, pour caractériser les nouvelles tendances esthétiques, à partir de la chute paradisiaque de l'impressionnisme et principalement au origines du mouvement cubiste, d'une peinture sans représentation qui, partant, serait, dans la formule ou la proposition que je signale, une peinture ou la peinture comme volonté ou la volonté de la peinture. Ou bien la volonté comme nature de la peinture. Autrement dit, ce qui, dans le langage courant, du fait même qu'il est courant – comme l'eau, est le plus clair, transparent, ce qui, dis-je, s'appelle ou se dit: peindre comme on veut. Or ce qui transparaît clairement dans ce mot courant, c'est un magnifique arbitraire; mais prenons garde au fait qu'on y dit peindre comme on veut, et non ce que l'on veut; ce qui importe dans ce que l'on peint ou lorsque l'on peint, c'est le comment, pas le quoi. En Peinture, comme en tout art poétique, l'adjectif devient substantif. Voilà que les choses commencent à s'éclaircir sur ce point pour la majorité des questionneurs (et chacun doit s'arrêter un peu, un peu plus ou un peu moins, devant chaque peinture, avec cette sincérité interrogatrice, chacun étant toujours tenu d'être, puérilement, si l'on veut, devant toute œuvre poétique ou artistique, peu ou prou, comme un enfant, questionneur). Le quoi et le comment sont dès lors éclairants sur ce point ou ces points, car les premières questions qui se posent devant le mystère de la création poétique en peinture (et toute peinture qui en soit une, ou quelle qu'elle soit, est toujours, comme toute chose vraie, un pur mystère de création, de poésie), les premières questions sont les suivantes: qu'est-ce que c'est? Qu'est-ce que ça veut dire? Que voulez-vous dire avec cela? Voire celle de l'irrité: mais voulez-vous bien me dire ce que c'est que ça? Au lieu de: comment est-ce ou est-ce possible, questions dans lesquelles est implicite un acte de foi, de bonne foi. Car dans les premières, pas. L'attitude première serait, au mieux, une interrogation absolument scientifique, une démarche philosophique déplacée, qui se trompe de chemin. Et même pas vraiment philosophique, s'il est vrai que la philosophie, comme disaient les Grecs, commence dans l'étonnement, la surprise; celui qui n'est ni surpris ni étonné devant ce qu'il y a de vraiment étonnant, surprenant, dans toute œuvre de pure création poétique, comme il arrive dans toutes les peintures de Benjamín Palencia qui nous entourent («avec toute la fureur de leurs existences spirituelles», dirait le grandiose visionnaire anglais), celui qui ne commence pas naïvement par être surpris, étonné, n'a pas le droit de demander quoi que ce soit. Aussi bien ne demande-t-il pas comment mais quoi. Non pas: comment est-ce?, ce que demande l'étonné, le surpris, mais: qu'est-ce que c'est?, ce que demande l'irrité. Allez-vous bien me dire ce que c'est? Cette question est celle d'un homme offensé qui ne demande pas à savoir, qu'on lui dise ce que c'est, sinon qu'on lui donne des explications, mais sur le terrain de l'honneur qui n'est naturellement pas le plus idéal pour la critique esthétique. Aussi, dans cette question, qui ne fait que révéler la mauvaise foi de celui qui la pose, la réponse négative qui la dénonce est déjà souvent implicite sous la formulation suivante: attendez voir si vous n'allez pas me dire ou pouvoir me dire ce que c'est!

Il y avait un personnage cinématographique qui disait préférer donner un coup de feu qu'une explication. De même pour Dante quand il disait qu'il est des choses auxquelles on ne peut répondre qu'à couteaux tirés, au poignard, à coups de poignard. Le coup de feu ou de poignard est la réponse explicative de tout art poétique, la réponse blessante et mortelle de sa raison poétique, car, disait Max Jacob, «la poésie moderne saute toutes les explications», la poésie moderne et toute poésie, toute forme poétique. Pas plus que la peinture et la musique – formes poétiques –, nulle poésie, musique ni peinture, n'a à donner d'explications, tant elles sont en principe, par nature, par définition, inexplicables. Même si dans les choses les plus simples de la vie, l'on demeure perplexe jusqu'à s'exclamer, angoissé pour le plus léger oubli: «Vraiment, je ne me l'explique pas!» Ou: «Ça alors, je ne me l'explique pas!» Comment avoir la prétention démesurée de recevoir d'une œuvre poétique ou de son auteur des explications sur tout, qu'une œuvre s'explique par elle-même ou qu'elle soit expliquée par celui qui la crée? C'est aussi monstrueux ou ridicule que si l'on voulait demander des explications sur l'univers à un nouveau-né, qu'il nous dise exclusivement par quoi et pourquoi il est né; en dernier recours, la seule chose qu'il pourrait expliquer, c'est comment il est né. Et ainsi dirions-nous: ah! parfaitement; vous êtes né parfait parce que vous êtes né comme tout le monde! Cela étant, en définitive, une autre des résonances, cachées ou non, des questionneurs: mais pourquoi ne peignez-vous pas comme tout le monde? Et à cela, oui, on peut chercher des explications, non du pourquoi mais du comment s'est peint tout ce qui s'est peint dans le monde; de là résultent les plus surprenantes explications qui soient. Et l'interrogateur irrité peut se trouver avec quelqu'un qui ne sait rien du comment c'est fait, de quoi est fait tout le monde ni du tout ce qu'il fait dans le monde.

Tout ce monde qui a vraiment peint, créé son monde ou ses mondes avec la peinture, a peint, non parce qu'il l'a voulu, on peut vouloir peindre sans peindre, mais comme il a voulu, comme et non parce que lui en est venue l'envie, l'attrait, l'appétit; ce qui lui fait une réelle envie car c'est un appétit des choses, un attrait du réel, de la vraie création, une soif de créer et de faire quelque chose. Or cette profonde volonté, qui est dans les arts poétiques une volonté de forme, a été appelée, avec raison, le style. Pas de questions techniques en peinture qui ne se réduisent à de pures questions de style. Mais dans la profonde volonté de la peinture, il y a un tel désir de vérité poétique, de création ou de recréation des choses, que celui qui le veut se situe dans cette ultime, décisive et vibrante tension de l'humaine volonté que le transparent langage populaire appelle très-sainte. Quand on dit de quelqu'un qu'il veut faire sa très-sainte volonté, et rien qu'elle, il lui en est alors attribuée une invincible, intransigeante, unique. Or celui qui fait cette expérience ne se retrouve avec rien moins que la foi, une révélation divine, sa volonté étant éprouvée, de plus en plus profondément, comme si ce n'était plus la sienne, tant elle creuse en lui pour l'enraciner dans une bien plus grande volonté, multipliée par quatre, qu'il appelle alors, pour la distinguer ou la différencier de la sienne, très-sainte ou divine. «Etre difficile dans le croire et le vouloir» – disait Gracián. Quand le peintre essaie de faire, non sa volonté superficielle, son ou ses caprices imaginatifs, mais cette autre volonté plus profonde, vraie volonté, il se retrouve, pour ainsi dire, identifié à ce qu'il fait, comme le mystique à son Dieu; il se retrouve devant le fait que sa volonté devienne en soi et en lui très-sainte par cette identification volontaire ou volitive à ce qu'il peint, que tout simplement sa très-sainte volonté soit celle-là même de la peinture, car elle se retrouve avec une peinture qui est volontairement très-sainte parce que volontairement poétique, inventive, formatrice, créatrice. Celui qui goûte la peinture de cette manière y croit de la même manière, parce qu'il la créé, difficilement, et non par sa seule volonté, capricieusement, mais parce que celle-ci est devenue très-sainte, c'est-à-dire a renoncé à elle-même comme simple partie, particule ou particularité de son être humain, pour se fondre dans cette volonté supérieure ou totalisante qui lui fait croire en ce qu'il crée, en ce qu'il veut. Le processus de l'imitation, la mimesis aristotélicienne, c'est cela et pas autre chose. Imiter la nature, ce n'est pas la contrefaire ou la simuler d'une manière simiesque, la reflétant avec légèreté comme une eau immobile; imiter la nature, c'est vouloir comme la nature, vouloir ce qu'elle veut, ce qu'elle est, d'une certaine manière, vouloir cesser d'être seulement nature, sanctifier notre volonté naturelle par son propre élan, créateur et poétique, lui donner de la puissance jusqu'au divin, jusqu'à pouvoir arriver à nous recréer vraiment dans le monde, à nous le recréer, à recréer le monde de nos mains. C'est cela – rien moins, mais rien de plus que cela, qui est tout pour eux – que veulent le peintre, le musicien ou le poète, lesquels, en définitive, sont tous trois un même poète avec un langage imaginatif différent. C'est pour cela même que Blake disait de la poésie, de la musique et de la peinture, qu'ils sont les trois langages du Paradis; langages de feu de la volonté naturelle, très-sainte ou céleste, autrement dit sur un mode plus courant ou populaire et, partant, plus clair et plus profond, la poésie, la musique et la peinture veulent ou prétendent, sur un mode babélique en définitive, lever les mains au ciel. Surtout la peinture. Voilà pourquoi le peintre Benjamín Palencia, selon ses propres aveux, se brûle les mains à peindre, à vouloir mettre la main à ce ciel ardent qu'il appelle «la vérité plastique du rêve».

«Si on laisse le feu faire ce qu'il veut – écrivait Sénèque – il s'en va au ciel», droit au ciel. «Fais – disait Dante – comme la nature fait dans le feu», ce qui revient à faire la volonté de la nature: en vouloir et vouloir s'en aller droit au ciel, dresser ou lever les mains au ciel. Les langages imaginatifs de l'homme, selon Blake, la peinture, la musique, la poésie, sont paradisiaques, s'élèvent comme de vraies flammes vives, des langues de feu ardent, consumant et purifiant notre vraie nature, notre volonté naturelle. C'est pourquoi nous pensions avoir à rompre par la parole cet ardent silence, ces feux de paille qui nous entourent. Car ces langues de feu sont un vrai langage, une parole à leur tour; ce pour quoi nous nous rappelions aussi, à la manière évangélique, qu'il faut ouvrir les yeux à ces lumineux silences. Qu'il y a des paroles d'air et de lumière, de feu.

La peinture qui veut être de la peinture, pas autre chose et rien que de la peinture, exprime sa volonté dans un langage ardent. Or dans un pur langage imaginatif, volontairement poétique, tout est dit en un parfait mot d'esprit. La peinture qui, donc, ne veut être qu'un langage plastique imaginatif, un mot qui dit quelque chose de quelque chose, que nous dit-elle et sur quoi? Que veut-elle nous dire, quoi qu'il en soit, s'il s'agit tout simplement pour sa volonté imaginative d'exprimer, de dire ou nous dire quelque chose? Et comment nous le dit-elle?

Que nous dit-elle? De quoi s'agit-il? Comment agit-elle?

La peinture, comme création poétique, formatrice et créatrice, forme, crée matériellement des images, lesquelles sont une manière de dire les choses, un vrai style. Tout le monde sait qu'il y a bien des manières de dire les choses, la poésie, la musique comme la peinture, n'étant tout simplement rien que différentes – et lumineuses – manières de les dire. Et qu'est-ce que la peinture, la poésie comme la musique, en disent de choses! – Mon Dieu, et que ne disent-elles pas! –. Mais rien que purement et simplement la vérité, celle de toutes choses imaginables, car elles ne consistent qu'à dire quelque chose de quelque chose d'imaginatif, à former ou créer quelque chose d'imaginable. Toutes choses imaginables et imaginées. Suivant la formule de l'Allemand, on pourrait dire que la pure peinture (qui est naturellement la plus impure, étant celle qui, à se vérifier comme peinture, acquiert seulement la plus entière plénitude, ce en quoi elle est à l'image de la mer dont Héraclite disait qu'elle est ce qu'il y a de plus pur et de plus impur), que cette peinture, qui n'est que de la peinture, celle qui forme ou dit toutes choses imaginables, tant elle les dit ou les forme comme elle veut, est la peinture comme volonté, tandis qu'il en existe une autre dont la volonté faiblit et qui doit se contenter de dire des choses déjà imaginées en les imitant ou les reflétant, les simulant. Telle est la peinture comme représentation. La première est la vraie peinture parce qu'elle n'est vraiment que de la peinture, pur langage imaginatif, peinture comme volonté; la seconde n'est qu'apparente, illusoire: apparence et machinerie plastique imaginatives, peinture comme représentation. Mais l'une comme l'autre sont d'une manière ou d'une autre, non pas liées à ce qu'elles disent des choses, mais au comment elles les disent, car elles ne disent pas ce que sont les choses, mais comment elles sont. La peinture comme volonté, précisément parce qu'elle dit les choses comme elle veut, les dit simplement comme elles sont, les choses étant par imagination comme elles veulent être. En revanche, la peinture comme représentation, comme elle ne présente pas les choses, mais les représente, nous les donnant, non comme elles sont ou veulent être, mais avec leur prétendue vérité et non celle de leurs images, nous offre des choses une représentation, une apparence illusoire, une machinerie figurative, une sorte de projection théâtrale, des choses déguisées, caractérisées, sous différents aspects. Elle ne dit pas comment sont les choses mais comment elles paraissent ou nous apparaissent dans la vie et non dans la peinture.

Cette peinture représentative est toujours théâtrale parce qu'elle ne cherche pas substantivement, mais d'une manière adjective, l'expression imaginative pour obtenir un effet, autrement dit, qu'elle soit produite en obéissant à des raisons distinctes de la volonté de la peinture. Et si elle est théâtrale, c'est qu'elle nous offre des représentations figuratives de quelque chose d' unifié dans la toile en raison de son effet et non de son expression, ou bien d'une expression dont la finalité n'est pas en elle-même, dans sa forme, mais dans son effet ou sa pure effectivité. De la sorte, cette peinture représente des actions dramatiques ou lyriques imaginées ou figurées, pour ainsi dire, en dehors même de la peinture, de telle sorte qu'elle calque une nature inventée à l'écart de la peinture, dans la vie ou l'imagination du peintre. Cette peinture peut aussi bien représenter la reddition de Breda que le portrait d'une famille, plus ou moins royale, quelconque. En cela, la volonté de la peinture reste soumise à celle du peintre, qui l'utilise pour mentir, pour nous tromper théâtralement. D'où vient que la peinture a et a toujours eu ses plus et ses moins. C'est parce que la peinture a toujours ses plus et ses moins que souvent en peinture ce qui est en plus est en moins ou, pour le moins, est ce qui est en plus. Ainsi donc en peinture, ce qui est plus (la volonté) peut être moins et plus ce qui est moins (la représentation), ou au contraire ce qui est plus être plus, sa positivité volontaire, et moins ce qui est moins, sa négativité représentative. Volonté de forme et représentation, ou représentations de formes, sont ainsi les pôles opposés en peinture. Et c'est entre ces deux pôles qu'on a toujours vérifié, polarisé, toute l'histoire de la peinture dans le monde. Dramatique polarisation, véritable situation critique.

Si, comme exemple, nous rappellerons les courants les plus significatifs de la peinture, depuis la peinture religieuse, qui n'est naturellement pas une religion de la peinture, mais tout le contraire, une peinture de la religion – une peinture théâtrale de la religion: une théâtralité ou popularité religieuse –, jusqu'au cubisme qui courut le risque de se changer en une religion rationnelle de la peinture – à tout le moins, en une morale religieuse du peintre –, il sera facile de signaler, en chaque peintre, une main heureuse ou malheureuse dans la volonté naturelle de la peinture et prendre son courage à deux mains pour voir ce que chaque peinture a de reflet et de transparence. De simulation théâtrale, de véritable simulacre, d'idolâtrie et de vérité, d'invention ou de création poétique. La pure théâtralité du Christ de Vélasquez nous revient en mémoire comme la belle idole par excellence: suprême falsification de la peinture et de la religion.

Lorsqu'une peinture est réalisée, se vérifiant dans une unité spirituelle différente de celle de sa représentation imaginative (qui peut aussi bien être un paysage, un portrait, qu'une quelconque mise en scène de n'importe quoi), nous devons la rechercher, la peinture, au-delà de cette représentation théâtrale qu'elle nous offre, et, si nous la trouvons c'est par miracle, autrement dit, par hasard et comme malgré la représentation. Mais il ne faut pas nous y méprendre, car c'est parfois là où l'on pense le moins, où l'on paraît le moins penser, que la vraie peinture nous saisit et non pas là, en revanche, où on l'attend, où l'on y pense le plus. C'est pourquoi il existe en peinture la simulation de la simulation et des simulateurs de simulateurs. Il n'est pas facile de clairement distinguer jusqu'où un peintre simule imaginativement, non pas une représentation, qui est sa volonté de peindre, mais une représentation imaginative, qui est la représentation ou la volonté d'un autre peintre qui l'a précédé; de même qu'il peut simuler, à son insu, la volonté de peindre expressément manifestée chez un autre, car non seulement les peintres, les musiciens comme les poètes, vérifient l'imitation de la nature par simulation, représentation imaginative ou invention et véritable création d'images, mais les peintures imitent aussi les peintures, les poésies les poésies ou les musiques les musiques, en distinguant dans ces simulations une graduation qui est celle qui fait des simulateurs de simulateurs ou d'inventifs. Parmi les premiers, il nous sera difficile de trouver quelque peintre authentique; parmi les seconds, il s'en trouvera constamment bien plus qu'il n'en faudrait.

Voilà qui est facile à comprendre, car la tension de la volonté, cette sorte d'identification mystique qui existe, disions-nous, entre le peintre ou la volonté du peintre et la peinture et la volonté de peindre, est beaucoup plus facile à imiter chez qui l'a accomplie qu'à revérifier chacun en soi-même. Or c'est la seule chose que puisse faire la critique lorsqu'elle se trouve en cette véritable situation critique qui est d'être proche du pur jeu de feu de la peinture, d'un imaginatif langage en flammes, ou d'en signaler ou souligner l'originalité profonde, la vérification purement créatrice, poétique, et, bien que c'en aggrave la clarté – disait un critique classique –, en mettant à sa splendeur des marges d'ombre.

La marge sombre de ces mots vient tout simplement nous dire que lorsque vous vous trouvez face à un labyrinthe comme celui de la peinture, de toute peinture qui prend naissance de par sa volonté naturelle, comme de toute création imaginative qui se vérifie intimement dans un parfait labyrinthe, face à un labyrinthe, dis-je, ne demandez pas la sortie avant d'avoir trouvé l'entrée, car ce qui arrive à presque tout le monde, c'est qu'on veut rechercher par où l'on sort des labyrinthes avant même d'y entrer, trouver la porte de sortie avant la porte d'entrée.

Dans les labyrinthes imaginatifs de toute création, en musique, peinture, poésie, le difficile n'est pas de trouver la sortie, ai-je dit une fois, mais l'entrée. Parce qu'aucun de ces labyrinthes n'est une chose aussi simple qu'il y paraît ou que c'est une chose parfois plus simple qu'il n'y paraît, sa compréhension se révèle difficultueuse. Car c'est plus qu'une question de compréhension, mais en vérité d'instruction ou d'introduction dans ces langages en flammes, croisant le fer ou se croisant, avec droiture, comme Dante au Purgatoire, par la droite décision de la volonté,contre cet apparent mur incendié, cette pure clarté. Or il faut parcourir chaque langage imaginatif en marchant sur des charbons ardents, pour ne pas en être brûlé, tant il est fréquent de brûler et flamber à tous ces jeux ardents de la poésie, de la foi poétique.

Si l'on écoute de toutes ses oreilles la lumière, si l'on ouvre les yeux à ces lumineux silences, il sera facile de comprendre comment tous les langages imaginatifs ont radicalement pris naissance et pied sur un seul langage commun à tous: celui de la création poétique, volonté surnaturelle de sa nature. Aussi, chacun de ces langages est hermétique, irréductible. Aussi bien ne peut-il dire en paroles ce qu'il a déjà dit en peinture ou en musique, car chacun d'entre eux est, en tant qu'activité spirituelle, ce que Hegel appelait «une spécification chaque fois plus déterminée de la pensée». Voilà pourquoi la peinture, la musique ou la poésie commencent par où elles finissent (on entre et on sort de leurs labyrinthes par une seule et même porte), par prendre une détermination, et par la prendre spécifiquement ou en spécifiant sur un mode spirituel la pensée, sa pensée. Or pour ce faire, il faut une volonté, la plus pure, la plus profonde et totalisante volonté. Ainsi, en se déterminant de la sorte sur un mode spirituel, faisant sa très-sainte volonté, accomplissant d'une manière positive une volonté, aussi fait-on de la peinture à la perfection, ni plus ni moins que de la peinture, car elle finalise et a pour fin, limite, détermination de sa volonté, ce croisement spirituel d'où elle doit sortir comme elle y est entrée, par son exclusive volonté, droitement. Aussi, la peinture comme détermination spécialement poétique de la ou de notre pensée, n'est pas un mysticisme, mais celui qui en fait, comme en contemple, peut bien dire qu'il souffre d'une espèce de mysticisme, d'une soumission de sa propre volonté à une autre plus profonde, d'une crucifixion rationnelle de sa pensée se niant elle-même pour s'affirmer soumise à cette très-sainte volonté, à ce pouvoir ou potentiel de la volonté que Nietzsche signifia par un plus et un moins: volonté poétique de pouvoir, de pouvoir vouloir, de pouvoir peindre comme on veut. Ni plus ni moins que de la peinture. Véritable détermination spirituelle, par la peinture, de notre pensée.





4. Séverin Faust, dit Camille Mauclair (1872-1945), poète, romancier et critique, auteur notamment de L'Impressionnisme (1904) et de Princes de l'esprit (1920).

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