éditions de l'éclat, philosophie

JOSÉ BERGAMíN
L'IMPORTANCE DU DÉMON...


Réflexions sur l'indépendance
de la tortue


SUR UN FIL

 




FRONTIÈRE de deux siècles. Avant, après 1900? Le fascicule que j'ai sous les yeux – bleu imprimé en noir et sépia vineux, or obscurci, usé, avec des figurines carnavalesques de Bréval – ne porte aucune date. Il dit: «À Paris, chez Schonenberger, éditeur; boulevard Poissonnière, n° 20». «Répertoire dansant du Bal Chicard». «Quadrilles, valses et galops favoris». Les noms de Musard15, Tolbecque16, Dufresnes17, se conjuguent avec ceux de Strauss, Labitzky18, Lanner19... «Soigneusement adaptés pour clarinette» – «Chaque numéro contenant un quadrille et un recueil de valses ou galops»20. Et au dos, le répertoire favorisé avec des énoncés tels que: «La fourmi contrariée», «La chaloupe amoureuse», «Le moulin à café», «L'araignée incomprise», «Madame Francastor», «La veuve Goepel», «Le soulier malheureux», «Bibi, gousse d'ail», «La langouste contrebandière», «Le cétacé échauffé», «L'escargot susceptible», «La tortue indépendante»... Chacun de ces titres nous invite à réfléchir. Je vous invite aujourd'hui à réfléchir sur ce dernier, sur un solo de clarinette qui peut aussi étonnamment s'intituler: La tortue indépendante. Voici un thème actuel pour notre réflexion – un solo de clarinette –: celui de l'indépendance de la tortue.

Certes, les noms ne font pas les choses. Mais ils peuvent les défaire. Voilà un nom, un titre, qui pénètre l'ouïe d'une manière aussi aiguë que la voix même de la clarinette qui l'exprime. La foi vient par l'ouïe, disait l'apôtre. Et l'ouïe par la parole de Dieu. À l'écoute de la caisse – surtout de la grosse caisse tonitruante –. À l'écoute du tambour et du cornet à pistons. À l'écoute de la clarinette.

 

L'écrivain se différencie du politique, ou doit s'en différencier, en ceci qu'il parle pour qu'on l'entende et écoute ce qu'on lui dit. Il se différencie d'un mot ou en un mot par le mot. L'écrivain est plus auditif que visuel. Le politique voit venir les choses, tandis que l'écrivain, le penseur, les entend. Aussi, dire et entendre dire que voici venir la horde ennemie n'est pas la même chose que de la voir venir. Aussi bien les politiques pèchent-ils généralement par absence de vue, et le penseur, l'écrivain, par absence d'ouïe. Le politique qui se refuse à la vue – à l'évidence sensible – finit par trébucher, par ne plus voir ce qu'il a devant lui. Comme l'Indien de la plaine ou l'homme de mer. Le regard scrutateur d'horizon, aveugle à courte distance. Surgit alors le lazarillo picaresque: le guide qui trompe et fait trébucher. Au contraire, le politique myope est celui qui, à y trop regarder, trébuche sur plus haut que lui: plus il regarde et moins il voit, aveugle de rester aussi court. L'écrivain, le penseur, entend, écoute, attentif même à la plus légère rumeur, musicalement compréhensif envers tout. Par la parole, par le nom, qui fit pour lui coïncider la chose avec sa pensée, le penseur, l'écrivain, perçoit la réalité. La réalité est différemment saisie et nommée entre le politique et l'écrivain. Quand l'écrivain, le penseur, dit que l'Histoire – la réalité vivante et vraie de l'Histoire – est une distillation de rumeurs, le politique ne comprend pas; c'est alambiqué pour lui; c'est trop alambiquer. Car telle est en effet l'Histoire pour l'écrivain: un alambic transparent. Et de telle sorte il tend, aiguise l'oreille, alerte chasseur, captateur, herborisateur de rumeurs. Pour les alambiquer, les distiller, les quintessencier.

Aussi la rumeur publique est-elle toujours un coup risqué pour l'écrivain. Un coup sonore, avis ou appel de clairon, solo de clarinette. «En des jardins d'écume, oiseau d'acier» – comme il est dit dans La Fille de l'air de Calderón –, sonne clair et net le coup de clairon de la pensée, le solo de clarinette de la rue qui énonce pour l'écrivain la divine parole populaire. La voix populaire, voix divine, soigneusement adaptée pour clarinette. Or le politique s'en méfie. Comme si sonnait la trompette d'un jugement dernier.

L'écrivain, le politique, comparaissent devant toute sorte de jugements derniers, prémunis d'arguments divers à leur décharge. Le politique, espérant voir clair en une seule fois. L'écrivain, attentif à percevoir à l'oreille l'insondable musique de son être, de son temps, toujours la même musique. Pour le politique, fils de son temps, le monde, l'Histoire, est un mouvement progressif, une évolution temporelle visible dans l'espace; à croire que faute de se rendre à l'évidence sensible, il regarde passer les trains. Pour l'écrivain, le penseur, père de son temps, le monde est une apparente quiétude ou immobilité pénétrée, sustentée, soutenue par un mouvement de révolution permanente. L'écrivain comprend le vif mouvement de l'Histoire comme le constant remous des peuples, que, poète, il appelle «cette grande et terrible mer». Le politique croit la comprendre d'une autre façon, puisque l'adage pragmatiste selon lequel il faut naviguer entre les écueils a été fait pour lui. Tout comme le Sauve qui peut! Pour le politique, vivre c'est pouvoir se sauver, avoir la vie sauve. Pour le penseur, au contraire, c'est pouvoir mourir ou seulement perdre la vie. Toujours l'écrivain lève l'ancre pour que le politique se mette à flot. Mais l'écrivain et le politique, quand ils le sont vraiment, coïncident précisément en ceci qu'ils dépendent de la mer, de la vie et de la mort, du temps qui fait et défait leur être, du peuple, de l'Histoire. En définitive et en un mot, de Dieu.

 

Néanmoins, la tortue est indépendante. Indépendante du temps, puisqu'elle fait son chemin plus vite que la flèche, d'après le sophisme de Zénon. Indépendante de l'espace, puisqu'elle est capable de soutenir un monde qui dépend d'elle sans avoir à s'y appuyer, à s'y soutenir, selon le mythe cosmogonique indien. Retirez-moi tout point d'appui – dit la tortue –, et j'apaiserai le monde, je l'arrêterai. Le monde dépend de la tortue, mais la tortue ne dépend pas du monde. Ni dans le temps, ni dans l'espace. La tortue est indépendante de tout, sauf de sa carapace. Au politique, enclin au sophisme de Zénon d'Elée, il peut arriver la même chose. Comme à l'écrivain, au penseur, enclin au mythe de se suffire à soi-même, de se soutenir dans le vide, enclin à se sustenter de la plénitude de sa vanité. Mais l'écrivain et le politique, aussi indépendants que la tortue, deviennent sans le savoir, comme la tortue, dépendants de leur carapace. Pour l'écrivain, c'est un bouclier peinturluré de sauvage. Pour le politique une cuirasse, sous la forme moderne d'une carapace blindée. L'un et l'autre se bouclent dans leur indépendance, autrement dit, se bouchent dans leur carapace. La carapace est pour l'écrivain et le politique le masque de l'indépendance, masque qui se change de la sorte, comme chez la tortue, en expression authentique de leur personnalité, en vérification définitive de leur vivante personnalité. Or «sous une carapace – ai-je écrit une fois –, vous trouverez toujours quelque viscosité». L'écrivain qui se met à l'intérieur de sa carapace blindée, se croyant dès lors fin politique, à l'image du politique qui dès lors se croit fin intellectuel ou rationnel, blanchit, pourrit comme s'il s'était enseveli lui-même, devient visqueux à l'intérieur de la vaniteuse ostentation de sa propre tombe. Sépulcres peinturlurés; penseur-tartare, politique-tortue.

Mais là n'est pas le pire. Le pire, c'est quand l'écrivain, le politique retors, l'homme tortue en un mot, sort sa timide petite tête pour voir et entendre et même sentir comment va le monde, le monde en marche, comment les choses se passent. Parce qu'il est indubitable que les choses ne se passent pas de la même façon pour un homme tortue, pour un écrivain ou un politique retors, que pour les autres. La perception du temps et de l'espace – du temps dans l'espace – est très différente entre la tortue ou le tartare et, par exemple, entre le lièvre ou le cheval. Question de vitesse. La révolution dans l'Histoire, au dire de Carlyle, est aussi une question de vitesse. Et ainsi va le monde, les choses se passant ainsi, d'une manière apparemment très diverse entre l'homme tortue, homme carapace, homme tombe, et tout homme libre qui est ou peut être, si j'ose dire, un homme lièvre. L'homme lièvre, écrivain libre ou politique libéral, ne court pas le risque d'être retors pourvu qu'il courre, aussi court-il, un risque, et même la chance ou l'aventure d'une persécution. La maladie mortelle de l'homme libre ou lièvre, écrivain ou politique, c'est la manie de la persécution. Comme celle de l'homme tortue, écrivain, politique, est de se paralyser, de se momifier dans une tragique assurance, de rentrer dans sa coquille invulnérable comme dans une tombe. L'indépendance de la tortue peut aboutir, par isolement, à l'impossibilité de s'intéresser à ce qui se passe, à ne plus pouvoir entrer nulle part, à ne pouvoir sortir de sa carapace. L'excessive dépendance du lièvre vis-à-vis de tout peut aussi le pousser à courir, à tant courir, le danger de vouloir se mêler de tout, se mêler de tout et tomber dans tous les pièges, dans tous les collets mortels, sur de définitifs obstacles de perdition fatale. Mais l'homme lièvre a bonne oreille, et, plus, du souffle pour courir et sauter, de l'adresse à fuir. L'homme lièvre passe, comme tout. Il ne faut pas le laisser passer. Pas plus que ses idées. Idées courantes et hommes courants, comme des lièvres, des fleuves, clarifient et fécondent les vifs courants des eaux de la pensée. Leur rôle, leur mission, est de passer, cette mission historique qu'est leur historique soumission, vivante dépendance, totale interdépendance. En revanche, les raisons tartares des hommes tortues, dans leur obstination à demeurer indépendants, peuvent réussir à tout retenir, à paralyser et enliser le vif mouvement des eaux en les remuant et les troublant dans l'effort serpentin d'une contraction paralysante, stérilisante, de soi-même, dans ce mortel recueillement retors. L'homme-tortue-indépendante réveille toujours de cette manière le zèle têtard des inondés. Surtout s'il a le bon ou le mauvais goût de rendre sa coquille sensuelle ou sensible, du dedans et du dehors, avec des raffinements esthétistes aux exquisités philosophiques ou morales. Quelle invulnérable irresponsabilité, alors, que la sienne! Quelle tranquillité et quelle paix! Celle des sépulcres blanchis, car la morale tortue, l'indépendance de la morale, c'est cela et cela seul: une carapace, un sépulcre. Tartuffe fut une tortue, de même que le secrétaire florentin, le maître visuel de la superficialité politique la plus retorse, le sourd muet de la pensée: Machiavel. En revanche, Rousseau, l'auditif, le plus profond penseur, écrivain politique connu – et pas encore reconnu à l'heure actuelle – fut un homme lièvre à s'en rendre malade, à vivement trébucher, pour avoir couru, sur sa propre ombre fugitive, à rester aveugle ou aveuglé, comme l'apôtre, par l'épée ardente, le dard enflammé, de la lumière persécutrice. C'est que l'homme-lièvre ne part pas à point, à point nommé. Quand il fait le point, il le fait après, comme le lièvre de la fable. L'homme-tortue, au contraire, ne fait que le point, sans jamais partir. Car il ne peut sortir de son point de départ dans l'intrigue ou la comédie que représentent les autres acteurs. Il montre sa petite tête de tartare ou de tortue, de temps à autre, pour donner signe de vie, car en bon metteur au point, dictateur caché, il doit toujours rester invisible, ni vu ni connu. S'il ne veut pas courir le risque – ce qui est déjà courir pour une tortue – d'être découvert dans l'intime tendresse, mollesse visqueuse de son être, à en perdre sa petite tête.

 

L'état de l'homme-tortue, comme celui de l'homme-lièvre – états d'âme – tend, naturellement, à personnaliser l'Etat avec ou dans le même style qui les caractérise ou les exprime tous les deux. Avec le même masque. «L'État c'est moi», disait la tortue. L'Etat indépendant. L'Etat-tortue ou tartare et l'Etat-lièvre surgissent, ont surgi, comme des représentations ou des figurations humaines, comme des masques de cette pensée ou de cette volonté sociale d'être et de séquestrer ou d'exister et de coexister, si ce n'est de contracter ou d'attraper, puisqu'on contracte le tortuisme ou le tartarisme étatique comme on attrape le libéralisme. Or il est aussi mauvais d'être trop lièvre que d'en arriver à être tortue. Même si retors et attardés, écrivains, politiques, affirment que la tortue arrive toujours ou est toujours en train d'arriver, toujours sur le point d'arriver.

Ce qui est sûr pour l'observateur de la rue – alerte au coup de clairon, au solo de clarinette populaire –, c'est que l'arrivée des tortues et des tartares, pas en très bons termes dans leurs paniers, a coïncidé en ce froid et pluvieux printemps avec des marchés ambulants où arrivent, de temps à autre, en d'excellentes éditions à bas prix, des livres d'écrivains et de politiques plus ou moins indépendants, lièvres ou tortues. Elle a aussi coïncidé à Madrid avec l'arrivée habituelle des roses rouges odorantes. Petites tortues et petits tartares sont offerts, comme chacun sait, en vue d'une mission hygiénique et d'une soumission domestique: poursuivre et achever les cafards où il y en a. Or il en est à qui répugne autant le remède que la maladie. Peut-être par sensibilité, par susceptibilité exagérée. Ce n'est pas si mal, après tout, d'avoir une tortue chez soi qui nous débarrasse de cafards, et même qu'il nous soit donné de cette façon, au lieu d'un chat, puisqu'il ne s'agit pas de chasser des rats, une tortue pour un lièvre. Consolons-nous aussi en pensant qu'il peut être du goût de certains de retrouver un jour la tortue jusque dans leur soupe. Et surtout, en espérant que tortues et tartares, après tout, et quoiqu'il y paraisse, passeront aussi. Comme passeront galops et quadrilles. Un beau ou un mauvais jour, mélancoliquement, nous trouverons à nos pieds quelque carapace vide. Et je dis mélancoliquement car nous ne pourrons même plus la porter à notre oreille comme un escargot sonore en harmonie avec tous les vents. Car le susceptible escargot, bien qu'il rampe et bave, tant qu'il vit, comme la tortue, dans l'irresponsable indépendance de ses efforts, bien qu'il soit salement bouche bée devant sa solitude et son soleil dans la déliquescente bavochure de lui-même, laisse finalement, quand il meurt, le vide et divin témoignage, une fois sa baveuse, nauséeuse présence vivante éliminée, qu'il eut une carapace, une oreille capable d'accueillir et de transmettre le message mélodieux des astres ou de la voix de la mer. L'escargot susceptible. Le poète escargot. Susceptible, chatouilleux, poisseux de bave. Escargot ou baveuse maniaque de contacts. Sainte Nitouche – n'y touche plus –, noli me tangere de la bavochure qui ne se décolle de rien sans laisser derrière soi l'inévitable traînée, le signe évident de son passage baveux, poisseux, de sa moelleuse, trembleuse, répugnante viscosité. Mais la susceptibilité de l'escargot est un thème différent qui nécessiterait une réflexion à part et à l'écart, bien qu'il nous soit aussi offert par le surprenant répertoire favori – solos de clarinette – de danseurs du Bal Chicard.21

22. En français dans le texte.

15. Philippe Musard (1793-1859). Compositeur français de quadrilles.

16. Auguste Tolbecque (1830-1919). Violoncelliste français de renom et compositeur à ses heures.

17. Alfred Dufresnes (1822-1863). Compositeur français connu pour une suite de mélodies vocales intitulée Soirées d'automne.

18. Joseph Labitzky (1802-1881). Compositeur allemand d'innombrables valses, mazurkas, polkas, quartets et de quelques concertos.

19. Joseph Lanner (1802-1843). Célèbre compositeur autrichien, inventeur avec Strauss des Valses viennoises.

20. En français dans le texte.

20. En français dans le texte.

21. En effet, deux ans plus tard, Bergamín poursuivra en quelque sorte cet essai sous la forme d'une suite de quatre sonnets intitulée «l'Europe et l'Escargot» (Hora de España, Barcelone, novembre 1938). Voici la traduction du deuxième sonnet:

«L'Escargot susceptible et baveux
a dressé ses petites cornes vers le ciel
pour offrir ses excès de zèle
au soleil le plus chaud et le plus généreux.

 Il ne touche, pris d'un désir présomptueux,
l'aurore qui enflamme son insomnie
que parce que ses soupçons se méfient
des contacts d'un ennemi contagieux.

De la côte de son fort taureau l'Europe
est sortie, afin d'armer ses crocs
de petites et caracolantes cornes 

qui l'affranchiraient d'une paix de mort;
et il se trouva qu'en récompense à son transport,
le soleil saignait les champs dorés.»

23. Type d'air d'origine andalouse.

24. En français dans le texte.

25. En français dans le texte.

26. En français dans le texte.

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