éditions de l'éclat, philosophie

JOSÉ BERGAMíN
L'IMPORTANCE DU DÉMON...


Du tiers et du quart
(Cúchares, la vie et la vérité)


SUR UN FIL

 



Le dix-neuvième siècle espagnol – combien stupéfiant – nous offre, pittoresquement entrelacée, semble-t-il, à son dramatique processus historique, la réalisation populaire d'un étrange, mystérieux, admirable spectacle: celui des corridas, qui durant ce siècle atteignent une plénitude d'art absolu, indépendant. Les toreros prennent durant le dix-neuvième siècle une physionomie et une personnalité propres, autonomes, de grands, de vrais souverains de leur art, de leur art et de leur vie. La souveraineté du torero brille avec nettement plus d'éclat dans la vie espagnole, alors, que cette aristocratie ou pseudo-aristocratie qui la protégeait. Cette souveraineté luit avec plus de brillant, d'allure, que n'importe quelle autre. Par sa lucidité, sa luminosité, elle a un contour intellectuel plus gracieux et précieux à nos yeux d'aujourd'hui tournés vers ce passé espagnol, que celui d'autres mondes aussi pittoresques, alors, que celui de la politique, des lettres ou des armes... La souveraineté du torero se rattache à une tradition qui naît avec le siècle, à une ou plusieurs écoles de cet art merveilleux et dangereux qui se génère et se corrompt, naturellement, dans le temps et par le temps, comme tout art ou toute vie.

Il y a trois figures de torero, souverains de la tauromachie, qui ont uni leurs noms à un engagement pour ainsi dire, métaphysique de l'art de toréer, à une intention de le transcender en théorie. Pepe-Illo, Montes, Cúchares. Chacun d'eux a écrit une sorte de testament. Ou plutôt, leurs prête-noms littéraires, écrivains, journalistes d'alors, l'ont écrit pour eux, à savoir: Tijera, López Pelegrín (l'Abenamar des fameuses lettres et philosophie), Velásquez avec ses Annales de la tauromachie. Ces écrits nous donnent aujourd'hui une bonne occasion de méditer sur l'Espagne. La distance qui les sépare dans le temps nous offre des termes pour établir une perspective donnant matière à réflexions. Chacun de ces trois noms: Illo, Montes, Cúchares; chacun de ces trois livres: la Tauromachie, la Philosophie, les Annales, nous offrent une référence significative, dans le temps, de la génération et du début, de la plénitude et de la décadence de ce stupéfiant, surprenant art de toréer, véritable art abracadabrant, sur le sens et la raison duquel j'ai souvent écrit.

L'art abracadabrant de toréer est une invention, dis-je, de notre stupéfiant dix-neuvième siècle. Il naît avec Pepe-Illo, culmine chez Montes, rétrograde chez Curro Cúchares. Si je choisis à présent la figure de ce dernier, c'est précisément pour y trouver la plus claire exemplarité tauromachique, celle qui a – en elle et par elle – pour conséquence, naturelle dans toute vie, la maturité de la mort. Dans la surprenante figure de ce torero se présentent à nous, presque comme en un symbole définitif, toutes les vérités et tous les mensonges de cet art, ce monde d'art caldéronien où tout est vérité et tout est mensonge. Art au travers duquel s'universalise la totalité, l'intégrité du sens et du courage de l'être humain, de la vie de l'homme, l'homme entièrement vrai se projetant d'une façon lumineuse dans le jeu mortel et immortel de la tauromachie, qui par l'assurance et le danger de ses passes 42 vérifie l'image humaine avec à la fois tant de passion et de lucidité, tant de perfection en toute vérité.

Cet art abracadabrant de toréer se développe à travers le dix-neuvième siècle comme un art dynamique, impétueux, romantique, et en même temps calme, confiant, ferme de trait et d'expression, classique. C'est-à-dire comme l'admirable conjonction humaine et divine du classique et du romantique, bien équilibrés, comme l'expression définitive d'un art tel que l'entendaient les Grecs exigeant pour tout accomplissement artistique la sacrée conjonction d'Apollon et de Dionysos. Si je dis qu'avec le dix-neuvième siècle commence et finit l'art dynamique de toréer – l'art classique et romantique de toréer –, c'est qu'avec le vingtième commence l'art statique de ne pas toréer, d'immobiliser, de paralyser la tauromachie. Juste avec ce siècle commence la mascarade de Don Tancrède, véritable symbole, à son tour, de cette sorte de paralysie générale progressive qui peu à peu envahit presque toute la vie espagnole jusqu'à nos jours. Je n'oublie pas le nom, le dernier grand nom souverain de la tauromachie, le nom torero de Joselito, qui fut l'exemple exceptionnel de cette règle, son étonnante dynamique, sa rapidissime et lumineuse carrière de torero ayant passé comme un éclair en vérité, comme la foudre à travers notre siècle, lequel ressemble de plus en plus à un défilé de statues tancrédistiques, procession de Commandeurs en plâtre, infernaux messagers de la mort. La figure foudroyante de Joselito, évoquant celle de José Redondo, El Chiclanero43, le rival acharné de Cúchares, éclaire et souligne, par sa propre présence fugitive, la paralysie de la tauromachie, cette espèce de tancrédisme totalisant, individuel et collectif, qui fut jusqu'à maintenant notre vrai mal du siècle.

Il n'est pas indifférent que notre siècle en soit arrivé à être celui, tragique, du chômage technique, des chômeurs. Que le problème du chômage ait été le dramatique axe social le plus significatif de notre siècle, axe sur lequel, diamétralement, s'exécute le mouvement révolutionnaire de toute chose. Ce qu'on appelle ici la totalisation de l'Etat, l'Etat totalitaire, n'est qu'une tancrédisation de l'Etat, un Etat Tancrède, une totale paralysie de l'Etat par la terreur, un total, immobile Etat de terreur panique.

 

42. Suerte, ici rendu, non seulement par «passe», mais, suivant le contexte, par «tour de force» ou «sort».

























43. José Redondo, dit El Chiclanero (1818-1853). Célèbre torero, disciple de Montes.











 

Mais revenons à notre Cúchares. Monsieur Francisco Arjona, le torero Curro Cúchares – neveu de Curro Guillén44 disciple de Juan León45, rival de José Redondo, El Chiclanero –, Cúchares, quand il vérifiait avec allure et précision n'importe quelle passe à toréer, se mettait moqueusement à sourire vers le public et lui faisait un clin d'œil. Ce qui nous est conté de Cúchares restera difficile à comprendre aujourd'hui pour ceux qui s'extasient dans la contemplation paralytique de la tauromachie statique, tancrédiste. Pour nous, ce détail gouailleur et intelligent est révélateur de toute une morale, oui, une morale, de la tauromachie qui, de par l'art abracadabrant, devient représentative, symbolique, d'une morale vivante, d'une conduite humaine. En effet, il nous est dit que l'œillade de Cúchares correspondait toujours à la parfaite vérification d'une passe, qu'il faisait malicieusement un clin d'œil à ses spectateurs quand c'était un tour de force et non de passe-passe. Car Cúchares faisait bien des tours. Et il est très important pour nous, moralement, de savoir quand, comment et pourquoi il commença à mal tourner.

L'art abracadabrant de toréer, comme tout art vivant, véritable, a une part de vérité et une autre de mensonge, de mauvais tour. Les vérités de l'art de toréer s'appellent passes. En chacune d'entre elles se trouve la vraie moquerie du danger, mais pour que ce danger en soit vraiment un, il faut vraiment qu'il soit conjuré par la passe elle-même et non par quelque chose d'autre, ce qui en ferait un tour de passe-passe. Les principes de l'art de toréer chez Pepe-Illo et Montes établissent ces vérités, ces passes tauromachiques avec une clarté et une exactitude géométriques, mathématiques. Les toreros d'école en sont – ou en furent – parce qu'ils les apprennent et les exécutent.

Cúchares fut un torero d'école. Et bien qu'ayant commencé, sous la protection de Juan León, très jeune, presque enfant, il fit formellement, sérieusement, carrière, à pas comptés, ce qui était alors la première chose que devait faire un bon torero: compter ses pas. Nous pouvons et devons croire que Cúchares, dans la toute première partie de sa vie, de sa tauromachie, exécuta et vérifia à la perfection la majeure partie des passes à toréer. Il acquit dès lors un renom et un prestige de maître. Cependant, les Annales racontent en quels termes le maître Juan León fit à son disciple une affectueuse critique: «Vous avez devant vous un jeune homme dit qui continue à toréer pour son seul plaisir, sans considérer que c'est au vu de tous...» Car «au lieu de se donner l'importance qu'il doit et peut comme épée et comme torero, il se joue de bêtes pleines de fougue et de vigueur en faisant croire que ce sont des broutards...» «Pour celui-là, le temps ne passe pas plus que l'expérience ne l'effleure, et c'est toujours le petit Curro voulant toréer pour se distraire, de quelque manière et où que ce soit...» Précieuse impression de jeune torero. Stupéfiante image de véritable torero, qui torée pour son seul plaisir sans considérer que c'est au vu de tous, qui se joue de bêtes pleines de fougue et de vigueur en faisant croire que ce sont des broutards et voulant toujours toréer pour se distraire, de quelque manière et où que ce soit... Que s'est-il passé pour que le sort de ce jeune homme, si admirablement peint en ces termes par monsieur León, donnant toujours sa vie pour sa ou ses vérités, en vînt un jour à changer;son sort à el point qu'il fit tout le contraire: donner la vérité, sa vérité pour la vie, sa vie? Célèbre est l'anecdote, pour nous mélancolique, où tel sempiternel moqueur et gouailleur expliquait la "passe la plus difficile de la tauromachie". Elle a été racontée de bien des manières, mais d'une manière ou d'une autre, elle dit invariablement ceci: La passe la plus difficile de la tauromachie c'est que le torero ait la vie sauve, revienne intact à la maison, sans la moindre égratignure à son habit, lumineux masque de son intrépide lucidité, de sa magique sagesse de faire un sort au danger, aux mortels dangers de son art. Mais est-ce un tour de force, que fit Cúchares, ou de passe-passe? N'est-ce pas déjà avouer faire des tours pendables que de nous dire que la passe des passes, la plus difficile de la tauromachie, est que le torero revienne tranquillement à la maison, coûte que coûte, en faisant donc un sort, pour ainsi dire, à son propre sort, à sa propre vérité, pourvu qu'il ait la vie sauve?

Il y a maints cas dans la vie – dans les arts, les lettres, la politique... – comme celui de Curro Cúchares. Maintes conduites humaines qui ont commencé! par donner leur vie pour leur vérité et fini par inverser les termes, donnant leur vérité pour leur vie, maintes qui ont joué des tours pendables. Le poète, le peintre, le musicien, le philosophe, le politique, le danseur, ont fini par mal tourner. Ce qui nous est enseigné chez notre torero peut être édifiant à condition d'en examiner les motifs à travers ses raisons. Qui ne sont pas insignifiantes.

Ce jeune homme pour qui le temps ne passait, comme pour le moqueur sévillan, pas plus que l'expérience ne l'effleurait, ressentit un jour, en pleine jeunesse, en pleine ardeur, une légère douleur à une jambe, au genou. Les médecins lui conseillèrent le repos. Mais il n'en fit pas cas. Tel Don Juan: «Ce n'est pas demain la veille!» Et cette douleur en s'accentuant, il dut pénétrer dans les arènes en boitant. Et cette légère boiterie lui fit soudain sentir le temps, et accumuler en un instant sur lui toute une très longue expérience qui jusqu'alors lui était passée dessus, comme dirait Juan León, sans l'effleurer. Le jeune homme se fait vite vieux. Et là où le miracle de la passe avait triomphé, triomphe l'habile sagesse du tour de passe-passe qui lui jette un sort. L'art divin devient diabolique. La lumineuse lucidité se ternit de sobre malice. La passe la plus difficile à toréer c'est d'avoir la vie sauve. Le vent a tourné . La vérité de son jeu, de sa vie, n'est plus vraiment vivante: à présent, la vérité, la seule, est de ne pas mourir, ne pas mourrir pour rien qu'une pure vérité de jeu; la seule vérité c'est la vie, vivre, coûte que coûte, avoir la vie sauve, même en tournant mal ou jouant des tours pendables, escamotant le danger.

Toute vie humaine nous offre ces deux versants qu'enseigne dans une si claire, brillante, gracieuse représentation la vie de Curro Cúchares, du souverain – et quel grand souverain, mi-vrai mi-plaisant, à dire vrai comme à plaisanter! – Francisco Arjona, le torero Cúchares, dont la souveraineté même, la suprême maîtrise de son art – et de sa vie – le porta à la conclusion mélancolique d'ajourner, de sacrifier le fait même de vivre, bien que tournant mal – ou jouant des tours pendables. Triste conclusion picaresque, qui préfère vivre à tout, même si la vie doit trahir en nous la ou les vérités qui ont fait, vérifié notre sort !

Tandis que Curro Cúchares défendait la vie de cette manière, et de cette manière il la perdait avec tristesse, mélancolie, loin de la patrie, dans la douce et mortelle côte havanaise – ce qui aiguise aujourd'hui son souvenir avec l'argument cadencé d'un sensuel abandon, chargé de tant de lointaines et émouvantes évocations –, tandis que ce souverain mourait ainsi, après avoir été romantiquement battu en Espagne pour avoir su donner sa vie pour sa vérité, son authentique rival José Redondo, le Joselito de Chiclana était mort tuberculeux, donnant son sang petit à petit, le perdant victorieusement. Contraste de deux vies. Parallèle instructif, car de quelque manière et où que ce soit, il faut mourir. La passe la plus difficile de la tauromachie c'est de perdre la vie, la perdant vraiment au nom de la vérité, du danger.

La leçon morale de la vie de Curro Cúchares est revenue à examiner chez lui ou le bât blessait, car c'est par une blessure que son sort fut changé, en échangeant à ses risques et périls la vérité contre le mensonge, le miracle contre le mauvais tour. Le torero qui a commencé par tenir du miracle au nom de la vérité finit par mourir dans le mensonge d'un tour pendable, par jouer un de ces tours à lui-même pour avoir tenu à mentir, aux mensonges. Tenir du miracle c'est tenir à la vérité, vivre dans le risque, comme voulait Nietzsche, et non pas sans risque aucun, risque escamoté; vivre de mensonges, de mauvais tours. Le sort du torero dans l'arène est de ne pas aller de main morte: y tenir du miracle est son vrai tour de force, ce qu'il y a de torero ou d'autorité, de souveraineté, au nom de la vérité, en toute véridique et véritable vie humaine.

44. Francisco Herrera, dit Curro Guillén (1783-1820). Torero légendaire – tué jeune dans les arènes de Ronda –, sans avoir toutefois rien apporté de nouveau en art tauromachique.

45. Juan León, dit Leoncillo (1788-1854). Célèbre torero dont la gloire fut estompée par l'arrivée de Montes.

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