éditions de l'éclat, philosophie

JOSÉ BERGAMíN
L'IMPORTANCE DU DÉMON...


La statue
de Don Tancrède

 

 





 

Et allons droit à l'essentiel,
au sympathique Don Tancrède,
qui va se mettre devant
la bête au milieu de l'arène 

Fasse Dieu que celui de Miura
le traite avec courtoisie,
avec tous les usages,
et ne fasse pas de bêtise 

Car si la bête n'entend rien
au magnétisme ni à l'hypnotisme,
il est facile à comprendre
que Don Tancrède aille droit à l'abîme 

Ou au ciel.

 

Zurdito, de Miura, sort d'une manière aussi posée que légère, s'approche du piédestal et fonce en renversant Don Tancrède, qui prend ses jambes à son cou.

Ainsi s'est terminée la mascarade, Don Tancrède étant sifflé, pas beaucoup, mais assez.

(El Toreo Cómico, Numéro exceptionnel, Madrid, 1er janvier 1901.)

 








Nihil autem ordinationi totius et formae mundi tantum repugnat, quantum extra locum suum quidquam esse.

 

(Copernic : De Revolutionibus orbium cœlestium, livre I, chapitre VIII)

 

 

SI LE VINGTIÈME siècle a commencé pour les Français avec la tour Eiffel, pour les Espagnols ce fut avec Don Tancrède.

Nous ne pouvons dire le vingtième siècle sans sentir notre mémoire se remplir d'images de bazar. Sans doute parce qu'à nos premiers souvenirs se joint cet écriteau commercial, si fréquent alors, et que l'on conserve encore. Mais aussi, sans doute, parce qu'il y a en lui une autre résonance qui prend aujourd'hui un sens allégorique.

La grande Exposition Internationale de Paris, avec son romantique lointain d'estampe, laissant debout la tour Eiffel, a maintenu incorporée à la ville panoramique par excellence cette image permanente. L'Exposition française de mille neuf cents c'était l'énorme bazar de tout ce monde, de toute cette foire aux vanités que le squelette de la tour Eiffel a mortellement perpétuée, ce squelette en fer n'étant pas un squelette qui puisse attendre la résurrection. S'il se méfie du temps, c'est pour lui avoir totalement livré sa chair et son sang : toute la mortelle mascarade qui entrait dans le siècle nouveau à grand bruit et qui s'en est allée dans les airs, ne demeurant attestée que par le squelettique échantillon, quasi spectral, de la tour Eiffel, sa seule survivante. Aussi paraît-elle se nourrir dans l'air et seulement d'air. Sans doute, la tour Eiffel, comme porte-drapeau de l'Europe, est-elle le symbole caméléontique, stéréotypé, du cosmopolitisme : un céleste présage ambigu de la Société des Nations. Il est des cieux où son expression cendrée devient si pathétique qu'elle perpétue vraiment, vainement pyramidale, la forme même du vide, du néant, de la mort éternelle. Vanité des vanités du beau monde, du joli-Paris 34, comme de la somptueuse Vienne ou du splendide Saint-Pétersbourg. Toute cette modernité, tout ce modernisme de bazar brûlait artificieusement dans l'incendie du siècle nouveau, laissant debout, cloué, comme le squelette incendié de la grande roue de toute fortune séculaire, le témoignage permanent de la mort. Ainsi nous apparaissait-elle illuminée – ravivée – il y a peu.

Le vingtième siècle de Paris, qui est l'entrée du siècle de l'Europe et de ce qui était alors le monde, a laissé tracé dans les cieux ce clair signe initial qu'est la tour Eiffel. Le vingtième siècle espagnol, en marge aussi, à cette époque, de l'Europe, et même, est-il besoin de le dire, du monde, de tout ce monde moderne ou moderniste, le vingtième siècle espagnol à la suite de quatre-vingt-dix-huit35, au même moment où s'annonçait la chute d'un Etat séculaire, et jusqu'à son histoire, érige sous nos yeux abasourdis la surprenante image de Don Tancrède. De la statue de Don Tancrède, qui est précisément pour nous tout le contraire de la tour Eiffel.

De ces deux signes initiaux du vingtième siècle, l'un, dis-je, est symbolique du Paris d'alors, du Paris de l'Exposition Internationale, et bien que construit par un Américain, le représentant européen, occidental, du monde devant le siècle nouveau. L'autre, notre Don Tancrède, c'est tout le contraire: il n'a ni rime ni raison en dehors de ce qui est entendu comme étant de l'Espagne le plus spécial, de ce qui est appelé, pour avoir rime et raison, notre fête nationale. Tout deux sont, d'une certaine manière – la manière la plus certaine de leur être –, arbitraires et gratuits. Mais tandis que la tour Eiffel, représentant officiel, pour ainsi dire, de l'universalité séculaire du monde, n'a rien à nous dire – étant le muet échafaudage, le squelette absolument vide, creux, du pyramidal abstrait, du babélique absolu et inutile –, notre homme-statue ou si humainement statué sur le sable des arènes, de cette manière si spéciale à l'Espagne, nous dit tout, comme un philosophe. Ainsi est-il ou devient-il une incarnation visible et transcendante de la totalité de notre être, devant la vie, par la mort, et «devant l'éternité du probable», par le hasard; en définitive, devant Dieu. Don Tancrède, bien plus et mieux qu'un tsar ou un empereur, tout russe qu'il soit, bien plus et mieux qu'un quelconque Napoléon, n'est rien d'autre qu'un homme seul; non pas vide mais pleinement seul: seul devant le taureau, devant la mort, seul, pour cela, ou tout cela, pleinement seul, devant Dieu. Ainsi voyons-nous déjà, dès maintenant, que cette spécificité si espagnole – espagnole car elle ne peut être rien d'autre – n'a rien de national, mais que, chargée de significations, elle s'universalise et se transcende; tout au contraire de cet autre signe apparent, celui de la tour Eiffel, qui, étant vide de tout contenu humain, se réduit à la très spéciale et singulière banalité d'un petit coin de la planète qui s'appelle Paris.

Mais ce Don Tancrède López, le Roi du courage – nous dira-t-on –, était tout simplement un pauvre hère qui, à la manière de Papús, autre glorieux initiateur significatif de notre vingtième siècle, trouva un mode paradoxal d'héroïsme initial dans la vie. Le paradoxe n'est-il pas dans une vie le mode d'initiation à sa propre signification héroïque? Le paradoxe de Papús, célèbre à juste titre, consistait à ne pas manger pour pouvoir précisément manger. Celui de Don Tancrède – à ne pas mourir de peur pour pouvoir vivre de l'encouragement même à sa peur, à sa peur encouragée. Autrement dit, le paradoxe d'avoir trouvé le secret du courage apparent dans l'immobilité même de la grand-peur, celle qui paralyse d'effroi, qui laissait, terrorisée, la femme de Loth changée en statue.

Don Tancrède a trouvé le courage par le plus court chemin: celui de la peur. Tout comme Papús trouva la manière de ne pas mourir de faim en tâchant de vivre sans manger. À cet égard, on raconte que Papús s'enfermait dans une cage, en oiseau rare qu'il était et qui d'ailleurs y trouvait son compte, puisque les autres devaient le garder enfermé pour pouvoir en tenir compte, faire vraiment les comptes du temps qu'il passait à mourir pour pouvoir vivre. Papús, en ce sens, et cela dit avec toutes les réserves qui s'imposent, a une signification éminemment chrétienne, ou bien mieux, tauromachique. Tout comme Don Tancrède en a une stoïcienne, et c'est la première chose à voir ou ce qu'il y aurait à regarder en premier lieu dans sa statue.

J'évitais d'être reconnu,

dit le moqueur torero Don Juan,

Mais me voici devant toi.

Qui était Don Tancrède ?

La biographie de Don Tancrède López, ou plutôt de Tancrède López, précisément parce que spéciale, et même très spéciale, est naturellement insignifiante. Mais elle commence à devenir significative dès lors que nous la pensons relativement à sa propre invention: celle de Don Tancrède. Probablement l'homme López, Tancrède López, avait-il la spécialité, si espagnole dans le sens humain le plus aristocratique ou le plus grec, de gagner oisivement sa vie, de vouloir la gagner sans rien faire; c'est-à-dire rien en dehors du sens oisif, gratuit, de la vie, en dehors du don premier de vivre. Si bien que l'homme López était ou aspirait à être un vrai souverain, un vrai Don Tancrède López.

De sorte qu'à ne rien faire, ou plutôt à ne rien vouloir faire – rien de son métier qui était, je crois, celui de maçon –, Tancrède López, ouvrier-maçon, Tancrède López, prolétaire, commence par travailler à considérer sa propre situation, qui peut aujourd'hui s'avérer prophétique, de sans-travail, mais volontaire.

Voici donc Tancrède López, maçon, sans-travail pour essayer de gagner sa vie sans métier et avec la maîtrise exclusive d'une souveraine oisiveté. Il vient alors à l'idée de notre homme de tirer parti de la première raison d'être de son oisiveté, celle de son arrêt de travail volontaire, et il commence par rester tranquille, par ne rien faire, rien face à la vie, et par conséquent, face à la mort; mais rien au sens strict, strictement rien, pas même bouger. C'est ainsi que notre homme affronte le destin et le défie; ce pour quoi il décide de se poser face à lui dans son humaine finalité, autrement dit, devant la mort.

Cela étant, que lui arrive-t-il? Pour avoir observé que les êtres les plus purement instinctifs, devant le danger de perdre la vie, font le mort, et précisément pour la sauver, il décide, instinctivement aussi, de suivre leur exemple. Il trébuche alors sur quelque chose de plus immobile que la mort, une chose qui reste tranquille d'une manière bien plus définitive: la statue. Ainsi fait-il le pas décisif de sa vie: celui de l'immortalité; il décide de se déguiser en statue pour vaincre la mort en défiant le destin, c'est-à-dire que, selon notre homme, il ne suffit pas de faire le mort pour gagner sa vie, pour la sauver, mais il faut encore aller au-delà: devenir immortel, l'immortel, se déguiser en statue.

Surgit alors Don Tancrède, immortalisé: l'homme qui trompe la mort, le destin, non plus avec l'apparence même de la mort comme le font d'habitude les animaux, mais avec la négation de la mort, cette sorte d'immortalité définitive de la statue. La très spéciale motivation de gagner sa vie sans rien faire se change de cette manière en l'affirmation universelle que celui qui ne fait rien, mais strictement rien face à la vie, soit face à la mort, à n'en pas faire une, à rester tranquille, gagne et son destin et sa vie contre la mort.

Mais – et là commence l'invention du tancrédisme – ne rien vouloir faire, c'est avoir positivement la volonté de n'en pas faire une, c'est le fait positif de cette volonté dans un effort héroïque: ne pas bouger le petit doigt; par là, la tension positive de n'en pas faire une est tout ce qu'il y a de plus puissamment affirmatif. L'homme immobilisé par la peur se transfigure en la vivante statue du courage, du Roi du courage. Ainsi voyons-nous l'homme statué de la sorte, l'homme-statue, se changer en représentant ou en représentation imaginative, figurative, d'une conception rationnelle de la vie, tout à fait unique, véritablement universelle. La très spéciale motivation de Tancrède López, maçon, sans travail, pauvre hère, se dresse, s'élève à la catégorie, au symbole ou à la figure symbolique de toute une richissime variété de motivations humaines, qui, concentrée dans sa plus ferme représentation rationnelle, est ce que l'on a appelé le stoïcisme.

Tancrède López, en montant sur son piédestal – construit par lui-même avec ses outils de maçon, et qui n'est autre qu'un cube de bois peint en blanc, crépi ou plâtré comme sa figure, comme son habit – élève sa propre figure à cette catégorie universelle, se transfigure en Don Tancrède. Don Tancrède, expression figurative d'une catégorie universelle, qui est comme nous devons le voir – car c'est ainsi qu'il faut voir Don Tancrède –, comme le chantait la ritournelle de la chanson:

Il faut voir Don Tancrède

monté sur son piédestal!

Ou ce qu'il faut voir en Don Tancrède monté sur son piédestal, c'est l'image, la représentation de toute une philosophie. Don Tancrède, en montant sur son piédestal, a élevé le stoïcisme au cube. Et le voici déjà positivement défini: Don Tancrède c'est le stoïcisme élevé au cube, c'est un Sénèque et c'est le sénéquisme espagnol élevé au cube.

Chacun garde le souvenir de la célèbre affirmation de Nietzsche qui appelait Sénèque le toréador de la vertu, signalant à notre attention un aspect qui est substantif chez Don Tancrède: sa relation avec la tauromachie et directement, personnellement, avec le torero. Mise à part celle avec le taureau. Même si la phrase de Nietzsche serait assurément bien plus exacte si elle disait de Sénèque ce que nous constatons: qu'il n'est pas le torero mais le Don Tancrède de la vertu. Parce que toute attitude stoïque est un tancrédisme. Or, il n'est en revanche rien de moins stoïque qu'un torero, qu'un torero ou un toréador de n'importe quoi, car ce qu'il torée en définitive, c'est la mort. Rien de moins stoïque qu'un torero en tant que tel, car, bien sûr, il peut y avoir, et il y a en effet, chez le torero, un fondement de stoïcisme, mais telle est précisément l'intime contradiction du torero: l'homme qu'il porte en lui36.

Le stoïcisme du torero, si j'ose dire, est ce qui constitue son centre de gravité. Il suffit de se souvenir de Lagartijo37. En effet, le torero ou tout torero porte en lui un Don Tancrède raté, et c'est très facile à observer quand il arrive le contraire, à savoir quand le torero fait un raté. Le ratage ou la dégénérescence de la tauromachie est toujours un tancrédisme, tout au moins de la tauromachie considérée comme l'art abracadabrant, telle que l'inventa son authentique fondateur ou créateur, Pepe-Illo, telle que plus tard l'a perfectionnée Montes jusqu'à atteindre sa plus absolue réalisation chez le miraculeux Joselito38, puisque ce fut le torero qui a porté sur lui le plus petit poids, le plus petit lest de tancrédisme. Cette tauromachie, cet art lumineux, dynamique, de toréer ne se corrompt ni ne s'évanouit quand il se refrène, s'immobilise, quand l'homme-statue, paralysé de peur, enfin, Tancrède, que tout torero – car c'est un homme et en tant que tel – porte en lui, durcit, engourdit avec sa rigidité plâtrée la vive adresse des mouvements, l'agilité et la flexibilité de la moquerie, jusqu'à finir alors dans la négation définitive du torero qui l'exécute, ce que les techniciens appellent le refus [parón], refus forcé ou forcé refus.

La tauromachie qui a été se refrénant ou se tancrédisant en est arrivée de la sorte à se changer en un tancrédisme hypocrite, déguisé, tartufe. S'il n'y a pas aujourd'hui de Don Tancrède, c'est que tous les toreros en sont. Et même plus: on en est aussi arrivé à tâcher de tancrédiser le taureau.

Je crois qu'il est très intéressant de souligner cette décadente inversion de valeurs dans les corridas parce qu'il faut les comprendre comme représentant d'une manière inévitable quelque chose de peut-être plus important que l'histoire même de notre Espagne, tant elles sont de son style et dans le même style poétique ou créateur, à travers l'expression de la volonté et de la pensée grâce à laquelle vit et demeure un peuple. C'est dans le même style que de fil en aiguille on arrive à débrouiller l'écheveau providentiel dont on tisse notre vie et détisse notre mort.

Mais puisqu'ici nous est venu, dans de beaux draps, l'homme Don Tancrède López, mortel, avec toute la volonté de style de son immortelle représentation de statue, de Don Tancrède, nous allons en examiner l'image, qui est pour nous l'image et la représentation vivantes de quelque chose désignant notre Espagne au plus vif et profond. Nous allons mettre Don Tancrède dans ces beaux draps où nous sommes nous-mêmes à présent pour le prendre au mot. Nous allons de la sorte tout lui admettre ou lui permettre. Nous allons, en un mot et tout simplement, l'aider à se draper dans sa vertu.

 

*

 

Tout ce que nous savons avec certitude sur les origines de la tauromachie ne parvient pas à contredire l'authentique affirmation populaire quand elle nous dit que:

l'art de toréer

est venu du ciel.

Il a été affirmé dans un livre, de celui qui écrit ces lignes, en accord avec cette vérité populaire, que la tauromachie inventée par Pepe-Illo à la fin du dix-huitième siècle, tout comme le théâtre inventé par Lope de Vega à la fin du dix-septième siècle, vient, descend, se déduit, directement, de la Théologie. Ce qui, sur le terrain rationnel de la critique est équivalent. À moins que la Tauromachie, comme le Théâtre, la Théologie, soient choses claires et nettes, et que toutes trois aient pour principe et pour fin la volonté divine, une même volonté divine. Le torero, comme le théologien, est l'homme qui s'en remet le mieux à la volonté de son Dieu en sanctifiant de cette manière la sienne propre. Aussi est-ce l'homme qui fait le mieux ou de son mieux en sorte que sa volonté soit très- sainte, faisant sa très-sainte-volonté en tout ce qu'il fait. Plaise à Dieu le théologien, ce qui, traduit dans le langage imaginatif de la tauromachie, veut dire pour le torero: plaise au taureau.

N'oublions pas qu'ainsi s'explique la souveraineté explicitement adjugée au torero par l'exégèse populaire, le peuple l'ayant définie comme faisant partie intégrante du nom du torero: le souverain. Le torero, par définition, ne saurait être un petit monsieur: quand c'en est un, il coïncide exactement avec son non-être ou son refus d'être torero. Il y a bien sûr des petits messieurs toreros comme il y eut des demoiselles toreras, mais cela n'a rien à voir. Comme il y eut en France une Dame Tancrède 39. La tauromachie est souveraineté en tant qu'expression imaginative d'une volonté de maîtrise, d'une volonté de pouvoir, mais conforme aux Loi, Règle, Forme, Ordre déterminés ou prédéterminés par une volonté supérieure et totalisante qui est, naturellement et surnaturellement, en définitive, pour le torero comme pour le théologien, la volonté de Dieu. Même pour l'incrédule, et comme l'a dit à juste titre un écrivain français: Le hasard, en définitive, c'est Dieu.

L'art de toréer, comme dit la chanson, est venu du ciel, par hasard, grâcieusement, par volonté divine.

Don Tancrède, monté sur son piédestal, nous apparaît effectivement au beau milieu des arènes comme tombé du ciel. Dans toute la plénitude de réussite et d'opportunité religieuses, morales et esthétiques, que la maxime populaire définit avec une aussi juste affirmation, en conséquence de celle qui la présuppose originairement, magique, miraculeuse de par l'art abracadabrant.

Et pourtant, ce Don Tancrède, qui ainsi nous apparaît comme tombé du ciel au beau milieu des arènes, dut paraître aux premiers toreros, peut-être pour cela même, une hérésie, un véritable hérétique de la tauromachie. Ce n'est pas pour jouer sur les mots, mais inévitablement ceux-ci s'interposent en tâchant de savoir de quelle sorte d'hérésie dans la tauromachie dut résulter cet hypnotiseur, ce magnétiseur de taureaux au moyen de l'apparente immobilité la plus absolue.

Parce qu'il ne fait aucun doute que Don Tancrède relève aussi d'un quiétisme !

Don Tancrède serait-il donc un moliniste, un molinosiste ou tout simplement un moulinettiste de la tauromachie?

Impossible d'éluder l'inévitable équivalence théologique, d'autant moins qu'elle vient donner raison à la thèse que nous soutenons selon laquelle toréer, l'art de toréer inventé par Pepe-Illo, est une conséquence scolastique; ni plus ni moins que le cartésianisme ou que notre théâtre espagnol du dix-septième siècle. Une conséquence, surnaturelle pour le peuple, parce qu'elle vient du ciel de la Théologie.

Miguel de Molinos, dont l'hétérodoxie fut un peu allègrement affirmée par Menéndez y Pelayo et sur laquelle il y aurait beaucoup à dire, autant ou davantage que sur celle de notre Don Tancrède, Molinos, n'est-il pas un peu, si j'ose dire, et avec toutes les réserves qui s'imposent ou qu'il convient d'imposer, un Don Tancrède mystique? Et n'y aurait-il pas en tout illuminé ou dans l'illuminisme espagnol – dont je ne sais, en outre, si l'on peut à plus juste titre imputer la contagion à Molinos que, par exemple, à son maître et grand sauveur orthodoxe de l'illuminisme, sainte Thérèse –, n'y a-t-il pas dans tout le mysticisme espagnol un tancrédisme implicite et même très souvent explicite? Mais quoi, la propre figure humaine de la sainte d'Avila, avec tout son génie et aussi tout son entêtement, n'est-elle pas un retranchement mystique de la volonté, de sa très-sainte volonté, figé dans une sorte de tancrédisme qui, en s'extériorisant, devenait, pour ainsi dire, fonctionnel ou fondamental ?

Mais revenons à notre Don Tancrède.

Don Tancrède, comme nous le voyons sur les affiches qui l'annoncent, se disait déguisé en statue de Pepe-Illo, autrement dit en la statue du torero par excellence, du créateur, de l'inventeur de l'art de toréer, du torero en personne. Il apparaissait de la sorte comme l'image statuée de la tauromachie. De là il voulait indubitablement signifier qu'on l'interprétât à la manière dont nous, croyants catholiques, interprétons les images des saints. C'est-à-dire en éludant l'idolâtrie. – Je ne suis ni la tauromachie ni le torero, mais leur image, leur représentation, leur statue – semble-t-il nous avoir dit. En un mot, leur immortalité.

Or avec cette immortalité qu'il représente, il tâche de se moquer de la mort. Il fait la même chose que tous ces hommes célèbres qui se font élever des statues de leur vivant. Tel est le critère académique de l'immortalité, critère de ceux qui croient qu'il suffit d'un exhibitionnisme en plâtre pour s'immortaliser. Mais ce tancrédisme, même comme tel, est faux, car il se fait en regardant le public et non pas le taureau. Comme quoi le tancrédisme se fait sans risque aucun, puisque sans taureau! C'est ce que nous appellerions le tancrédisme en assurance, dans l'assurance de son immortalité et payant sa police correspondante.

Il est cependant d'autres tancrédismes sans taureau qui sont beaucoup plus désintéressés. Par exemple, celui du stoïcisme rhétorique ou poétique. Ainsi, le grand poète romantique français Alfred de Vigny fait le Don Tancrède quand il dit dans ses fameux vers que le juste n'opposera que son dédain à l'absence de Dieu:

et ne répondra plus que par un froid silence

au silence éternel de la Divinité.

Cette attitude poétique est exactement un tancrédisme sans taureau. L'absence de Dieu est l'absence du taureau. Le froid silence de Don Tancrède face au toril fermé, face à un silencieux, éternellement silencieux toril vide.

Mais le silence éternel de la Divinité n'existe pas pour un stoïcisme véritable, humain, pour un véritable tancrédisme; il n'existe pas négativement par absence mais par présence, car celui qui se situe de cette manière face à la vie et à la mort le fait parce qu'il croit en Dieu, c'est-à-dire attend, inéluctable, face à la porte du toril, le coup de clairon pour que sorte le taureau.

Or si l'on enlève le taureau à Don Tancrède, il ne lui reste que la vanité: l'humaine vanité d'être ou d'avoir été le point de mire.

Don Tancrède est le point de mire par antonomase.

«Et si l'on enlève à l'homme sa vanité – disait Goethe, cet autre magnifique Don Tancrède de la poésie – que lui reste-t-il?» Si on l'enlève à Don Tancrède, il lui reste ce qui doit lui rester: le taureau. Si on l'enlève à l'homme (au stoïcien), il lui reste ce qui doit lui rester: Dieu.

Mais revenons à cette hérésie que dut paraître aux toreros Don Tancrède. À l'hétérodoxie tauromachique du tancrédisme. Qui n'est guère hérétique ou qui est peut-être, en tant que telle, l'opposition qui définit le mieux la tauromachie, l'orthodoxie pépeillesque ou abracadabrantesque de l'art céleste de toréer.

Don Tancrède est torero de la même manière que Kierkegaard disait qu'il était chrétien: par opposition. Et nous touchons ici à la plus pure essence du tancrédisme. Cet homme blanchi comme un sépulcre, comme la statue d'un sépulcre, la statue du sépulcre du Commandeur dans Le Moqueur de Séville (celui qui mènera en enfer Don Juan Tenorio, qui est, nous l'avons déjà dit quelquefois, le torero à l'état pur, le torero absolu), cet homme blanc de peur – Don Tancrède cristallisant aussi de but en blanc la peur, toutes les peurs, depuis la sienne propre jusqu'à celle de tous et de chacun de ceux qui le regardent –, cet homme qui cristallise en effet de but en blanc la peur par excellence, comment, pourquoi se transfigure-t-il, osant se faire appeler le Roi du courage ? Serait-il tout simplement un tricheur, un hypocrite, un pharisien, un authentique sépulcre blanchi, comme il en a tout l'air, une statue et pas un homme? Serait-ce effectivement le taureau, le public qu'il magnétise, à moins que ce ne soit en définitive lui-même, de sorte qu'il s'automagnétise?

Cela dit, je crois que nous avons atteint le point précis de son secret, du silencieux secret ou du mystère central et radical de Don Tancrède comme de tout tancrédisme.

Et pour être plus clair, revenons à la Théologie.

Nous nous souvenions du molinisme, du molinosisme ou du moulinettisme, c'est-à-dire du molinisme de Molina, du molinosisme de Molinos et du moulinettisme du tour de force appelé passe du moulinet de n'importe quel torero, de quiconque en est un, car il y eut un torero, et voilà le comble du paradoxe, qui en arriva à tancrédiser le moulinet.

On dira que le molinisme du jésuite Molina ne vient pas à propos, que c'est une façon de vouloir jouer sur les mots. Aussi bien un tel propos, qui semble venir d'un pur jeu de mots, est-il applicable à ce cas, et très directement, au tancrédisme.

Deux noms nous remontent à la mémoire à l'évocation de ce molinisme français: saint Augustin, Pascal. Souvenons-nous du fameux entretien de ce dernier avec Monsieur de Saci, et faisons mentalement substituer le nom des interlocuteurs par ceux de Don Tancrède et de Pepe-Illo ou de Lagartijo. Dans ce dialogue, nous voyons une magnifique, dramatique empoignade où s'affrontent, pour mieux s'entendre ou s'entrelacer, comme le tronc et le lierre, stoïcisme et christianisme. C'est-à-dire tancrédisme et tauromachie.

Pascal, et non la demoiselle Mercédès del Barte, est la véritable figure représentative du tancrédisme en France. Mademoiselle Mercédès del Barte, Dame Tancrède, était une tancrédiste de la vanité, le tancrédisme féminin étant toujours vanité, même quand la vie est en jeu. Cette demoiselle pourrait, à la rigueur et tout au plus, être une ultime représentation, un ultime symbole de la révolution française, déjà si diminuée par le temps, par tous les temps; une déesse-raison tombée à plat ou, aussi bien, une napoléonienne à sa manière, soit à la manière féminine du tancrédisme, très Dame Tancrède, de Napoléon. Or rien de plus éloigné de Pascal que ces plâtres, de la statue de sel amer du tancrédisme pascalien que tout cela. Bien sûr, la peur de Pascal n'était pas peur du taureau – ou pas seulement –, et c'est peut-être par là que se différencie le tancrédisme espagnol du français; la peur de Pascal n'était pas seulement peur du taureau: elle lui était antérieure car elle commençait par être peur de tomber du piédestal.

Voici donc qu'il ne nous reste plus que cette référence entre le tancrédisme de notre Don Tancrède et le molinisme jésuitique contre lequel le jansénisme dressait augustiniennement son piédestal. Et n'oublions pas, naturellement – et soit dit en passant–, que saint Augustin est celui qui se rit toujours de Don Tancrède, quel qu'il soit, et même du tancrédisme à son plus haut degré, au plus haut de la pensée: celui de Platon. Tancrédisme des idées platoniciennes qui sont quelque chose, excusez la comparaison, comme de fugitives et inébranlables Dames Tancrèdes. Saint Augustin se rit du tancrédisme parce qu'il est toujours, cela va de soi, du côté du taureau. Mais du taureau brave, car ce n'est pas par compassion mais par sympathie.

Considérons à présent le molinosisme ou le molinisme de Molinos, le quiétisme spirituel, le tancrédisme mystique. L'intime assomption de la pensée absorbée en Dieu, la très profonde volonté de quiétude interne, de paix spirituelle, pour coïncider avec Dieu lui-même. De la même manière que Don Tancrède s'immobilise – positivement, positivisant sa peur, disions-nous au début –, l'apparent quiétisme de cette magistrale souveraineté de l'esprit qu'enseignait Molinos positivise, pour ainsi dire, le néant. Comme celui de Maître Eckhart ou de Ruysbrœck, l'admirable? Ou comme celui du philosophe autodidacte de Tufayl40. Mais il est autrement intéressant de rechercher si cette quiétude, cette immobilité humaine est une apparence trompeuse ou, au contraire, bien qu'elle se déguise en statue, la participation ou l'identification à un mouvement plus profond.

Qui a raison? Le torero qui se moque du taureau avec la précision merveilleuse et exacte, mathématique, d'un parfait jeu de mouvements, avec une dynamique activité en règle, harmonieuse, ou, au contraire, le Don Tancrède immobile, fixe, qui concentre toute son ardeur humaine, depuis le tremblement, le frisson de la peur immédiate, jusqu'à celui-là même de la crainte de Dieu, pour pouvoir rester tranquille?

Qui, du torero Don Juan Tenorio ou de la statue tancrédisée du Commandeur qui le tue, a raison?

Or il ne faut pas non plus oublier que l'un des plus directs antécédents du Guide spirituel de Molinos est ce Discours de la vérité qu'écrivit Don Miguel de Mañara, c'est-à-dire, suivant la légende, Don Juan Tenorio en personne: le torero absolu ou de l'absolu.

Mais Don Tancrède, déguisé en statue de Pepe-Illo, comme si Don Juan Tenorio était en même temps Don Juan et la statue du Commandeur qui le tue, ne nous révèle-t-il pas déjà quelque chose du mystère ou du secret si espagnol du tancrédisme, quoiqu'il nous en dise ou précisément parce qu'il nous le dit paradoxalement?

Devant Don Tancrède sur son piédestal, le torero qui l'observe pourra se dire sous cape, tel Galilée: «e pur si muove».

C'est qu'il est la volonté de ne rien faire faite volonté positive de l'être, l'immobilité transcendant, à force de vouloir l'être, le mouvement essentiel des mondes, coïncidant avec celui, énorme et sublime, des astres.

Mais comment? Jusqu'à quand? Jusqu'à ce que le veuille bien le taureau.

Il ne faut pas le faire tourner en rond – pense ou penserait Don Tancrède, et avec lui tout tancrédisme, physique ou métaphysique, naturel ou surnaturel. Ne pas le faire tourner en rond: le taureau a toujours le dernier mot, et ce n'est qu'ainsi, par immobilité absolue, qu'on peut l'empêcher de le dire, par le magnétisme de l'immobilité et du silence.

Mais le torero pense le contraire et décide au contraire, dès lors, de tout faire tourner en rond, de faire tourner le taureau en rond, et si besoin est,de tourner lui-même en rond, faire tout tourner et danser en rond. Aussi l'affirmation de la mobilité avec ladite passe du moulinet est-elle le point culminant du torero. Son moulinettisme est tout le contraire du molinisme de Don Tancrède; du moins, en apparence. Car, de la même manière que Don Tancrède se déguise en statue, le torero, faisant la passe du moulinet, se déguise en toupie. Il tend donc, par ce fait, d'une certaine manière, à gagner du temps sur son terrain, comme sur le taureau. La toupie qui danse à toute vitesse semble être calme, immobile. Son apparente immobilité, ne se rapproche-t-elle pas, plus que celle de Don Tancrède, de celle des astres? À moins que l'une et l'autre ne soient semblables, une immobilité faite d'inquiétude, comme l'est celle du mur cinématographique de La Légende des siècles dans le vers admirable de Victor Hugo?

Voici donc que cette extrême contradiction entre molinisme et moulinettisme, soit entre tancrédisme et tauromachie, nous surprend par sa profonde coïncidence et nous laisse perplexes devant elle.

Quelle si profonde raison humaine et divine poussa Don Tancrède à se déguiser en l'impassibilité de la statue, revêtant l'habit de torero, représentant le torero des toreros, Pepe-Illo, le symbole même de la tauromachie? Ne serait-ce pas la même raison qui poussa les Grecs à conjuguer l'art dans la coïncidence contradictoire, parce qu'identiquement poussée à l'extrême, d'Apollon et de Dionysos?

L'apollinien Don Tancrède et le dionysiaque Pepe-Illo, c'est-à-dire tancrédisme et tauromachie, jouent un double jeu à signification analogue, et à nos yeux apparaissent aussi complémentaires dans la formation de la profonde, viscérale unité de style de notre Espagne, à laquelle s'est référé Menéndez y Pelayo et où récemment Vossler41 a cru trouver l'essence, la substance, la racine, de toute la grandeur espagnole, du courage spirituel de l'Espagne, la définissant par la vive conjonction de stoïcisme et de christianisme, par une idée ou un idéal stoïco-chrétien.

C'est dans cette idée stoïco-chrétienne que gît notre plus profonde réalité, la raison et le sens naturels ou surnaturels de notre être ou de notre volonté d'être, comme de ne pas être. En un mot, notre style, cette intime et permanente unité de style que désirait Menéndez y Pelayo.

Tancrédisme et tauromachie, Don Tancrède et Pepe-Illo coïncident dans leurs extrêmes parce qu'ils ont une racine identique dans l'unité totalisante d'un style qui est l'âme même de l'Espagne et qu'ils exposent ou exposèrent, s'exposant même en personne avec lui, lui donnant leur vie. Voilà ce que c'est qu'humaniser le style! N'a-t-on pas dit à leur propos, plus qu'à nul autre, que le style c'est l'homme, le style en personne?

Sont dans le même cas le pépeillesque ou joséliste Lope de Vega et le tancrédiste Calderón, puisque dans l'art théâtral abracadabrant du dix-septième siècle, Lope de Vega est autant Pepe-Illo que Don Tancrède Calderón; tout le théâtre de Calderón est du tancrédisme à l'état pur: aussi ferme-t-il l'Espagne comme Don Tancrède et comme le cheval blanc de Saint-Jacques qui fut un précurseur surnaturel de Don Tancrède. Don Tancrède ferme l'Espagne tout comme le cheval blanc de Compostelle et le théâtre de Calderón, parce que tout deux échappent à l'histoire, y compris à celle de l'Espagne. Don Tancrède est par-dessus et par-dessous l'histoire de l'Espagne parce qu'il en est le style et qu'il est l'Espagne comme volonté et comme représentation de cet idéal stoïco-chrétien, de cette poésie, de ce style. Or la poésie, par là-même, en tant que style, est plus profonde et plus vraie que l'histoire. Le cheval blanc de Saint-Jacques, Lope et son théâtre, Calderón, Pepe-Illo, Don Tancrède, sont style, création, poésie d'une volonté populaire espagnole, d'une même volonté espagnole dans le temps ou contre le temps, comme l'était, volonté poétique et non historique, celle qu'interpréta Philippe II en construisant le monastère de l'Escurial.

Car le monastère de l'Escurial, c'est bien du tancrédisme à l'état pur! Le plus pur tancrédisme, car c'est le plus grand problème du tancrédisme résolu en pierre.

De même que Don Tancrède voulait magnétiser, hypnotiser le taureau grâce à l'immobilité, au silence, ce que veut cet énorme et permanent Don Tancrède endurci qu'est le monastère de l'Escurial, également grâce à l'immobilité, au silence, c'est magnétiser, hypnotiser Dieu. Car il veut ce que voulut Philippe II en le construisant, la même chose que Don Tancrède : ne pas être pris par le taureau, échapper au temps, à l'histoire, ne pas être pris par Dieu.

Ainsi nous est-il offert les bras croisés face au destin, les croisant sur la poitrine ou dans le dos, tel Don Tancrède face au taureau, pour ne surtout pas bouger, pour contenir son inquiétude, la plus humaine et divine inquiétude: celle de la peur; la peur bleue, absolue, totale et totalisante. La peur qui provient de la terreur panique et grossit dans la crainte de Dieu.

Cette merveilleuse inquiétude faite d'immobilité qu'est le monastère escurialin, cette sublime expression de la peur, de la terreur de la vie, comme du taureau, parce qu'elle est la mort, est ce que nous dit cette œuvre en silence, sans rien nous dire, comme Don Tancrède lui-même. Or si elle ne nous dit rien, c'est qu'elle nous dit tout et, à force de tout nous dire, finit par sembler n'avoir rien, mais absolument rien, à dire.

L'immobilité faite d'inquiétude de l'Escurial, comme celle du mur légendaire des siècles de Victor Hugo, atteint par là, par la violence même de sa réalité, les dimensions d'un aussi beau rêve que Don Tancrède. Voilà pourquoi elle nous est clairement révélée comme Don Tancrède – dont l'image semble provenir d'une toile de Picasso – comme la racine quintessenciée de l'Espagne, du style même de l'Espagne qui est, comme dit le peuple, comme Dieu, parce qu'elle est, comme Dieu dans la stupéfiante définition théologique du Cusain, «une coïncidence de contrastes». Auprès de Lope de Vega, Calderón, de Don Tancrède Joselito, de l'Escurial Tolède, Ségovie ou Séville. Quelle plus mystérieuse coïncidence de contrastes à travers une si merveilleuse unité de style?

Voilà pourquoi ce style merveilleux , en dégénérerant, se corrompant, comme tout style, fait des manières, de la stylisation ou du maniérisme; stylisation maniériste ou maniérisme stylisé. Stylisation ou maniérisme stylisé du tancrédisme que celui, par exemple, de saint Syméon stylite monté en haut de sa colonne à rechercher cette manière, plus que magnétisante, magnétique, de moquer la vie et la mort, d'hypnotiser le temps, de convaincre ou d'abuser Dieu. Mais ce saint Syméon est d'un tancrédisme tellement stylisé qu'il dépasse toute limite, tout style, c'est-à-dire Don Tancrède. C'est comme si celui-ci montait sur un piédestal de dix ou douze mètres de hauteur pour moquer le taureau: ce serait tricher, ne compterait pas, et par conséquent, le tancrédisme perdrait toute sa signification.

«La seule chose qu'on ne puisse styliser – ai-je écrit une fois –, c'est le style.» Le stylite fut un styliste du tancrédisme; voilà pourquoi son tancrédisme dépasse, dis-je, le tancrédisme, en se changeant en une sorte de tancrédisme de pigeonnier, en un tancrédisme ou un stoïcisme chrétien naïf et candide. Aussi simple que celui de la colombe ou des pigeons, les pigeons ayant aussi leur propre tancrédisme qui est une image du tancrédisme de l'amour: le tancrédisme tourtereau.

S'il y a donc un tancrédisme au style haut perché – qui dépasse tout, un tancrédisme de pigeonnier –, il en est un de même, et c'est bien le pire, qui ne peut l'atteindre, une sorte de tancrédisme trotte-menu. Dégénérescence, maniérisme infra ou subtancrédiste, qui arrive à se changer en un état pathologique si contagieux qu'il tâche de tout infiniment tancrédiser. Cet état de tancrédisme est ce qui, à travers tout le vingtième siècle espagnol, aspire à un tancrédisme d'Etat parce qu'à l'Etat-Tancrède qui est comme un semi ou pseudo-Etat infranational, rhétoriquement plâtré et, en définitive, mort, mais de peur.

Ces tancrédistes, nous les avons maintes fois entendu dire: «la seule chose qui manque ici, c'est de l'ordre, de l'autorité», autant dire de l'immobilité qu'ils expriment avec exactitude quand ils s'exclament: ne remuez ni pied ni patte!

Ce tancrédisme trotte-menu se manifeste souvent, à sa mesure, en arrêts quand il le fait d'une manière comique par l'exhibitionnisme de la peur, et en arrêtés en conséquence tragique de cette même frayeur.

C'est que le tancrédisme espagnol, depuis ses variantes les plus pures, s'est abaissé jusque-là. Il ne faut pas oublier qu'il y eut un émule de Don Tancrède qui se déclarait disciple de Malleu, le fameux dompteur de fauves. Il est un tancrédisme qui s'abaisse à domestiquer, si ce n'est à se domestiquer, de telle sorte que ni pied ni patte ne remuent, car ce qui l'effraie, ce ne sont pas les taureaux, mais les souris.

Point n'est ici besoin d'énumérer tant et tant de tancrédismes ou tant de leurs corruptions, tant de maniérés, comme il arrive si souvent chez nous. En art, en science, en religion, en morale, en politique. Même la bureaucratie espagnole se tancrédisait avec le siècle. Telle est la fameuse inamovibilité judiciaire et celle des fonctionnaires publics, et tant d'autres; tant d'autres lois tancrédistes. On a été récemment jusqu'à vouloir tancrédiser les crises politiques, c'est-à-dire un régime de crise politique plus qu'une crise politique de régime. Du fait de la constitution interne et des autres constitutions, celles de papier. Tancrédisme tacite et explicite. Don Tancrède et invisible et révélé. Tancrédisme constitutionnel de l'Espagne.

Nul Espagnol qui à un moment ou à un autre de sa vie ne trahisse son tancrédisme. La question est qu'il sache l'exprimer comme l'a fait ce Don Tancrède López avec un vrai style, soit qu'il ait le courage de l'exprimer comme l'a eu Don Tancrède. On n'a jamais autant besoin de courage que pour exprimer la peur. Comme quoi le courage des hommes pourrait être défini par la qualité de leur peur. Dis-moi ce dont tu as peur et je te dirai qui tu es.

La définition du stoïcien, du chrétien comme du stoïco-chrétien, gît dans leur tancrédisme. La définition de Don Tancrède . Celui-ci a su être ce qu'il était, comme le voulait Pindare, en l'apprenant; aussi est-il un style, celui-là même de l'Espagne. Aussi bien n'est-il pas une figure, une grande figure de l'histoire de l'Espagne, mais bien plus que cela: une vivante image de son style.

 

Don Tancrède, le roi du courage?

Du courage qu'il a eu et que nous lui donnons, que nous sommes justement en train de lui donner.

«L'un comme l'autre sont lâches – disait Sénèque –: vouloir et ne pas vouloir mourir.» Vouloir mourir est lâche; ne pas le vouloir aussi. Le stoïcien ne veut pas mourir, mais pas non plus vivre, sinon qu'on le laisse vivre, mourir ou pour mort, parce qu'il veut qu'on le suicide. Le chrétien veut mourir parce qu'il veut vivre, et c'est pourquoi il vit en mourant.

Don Tancrède ne veut rien parce qu'il veut tout: vivre et ne pas vivre, mourir et ne pas mourir. Il veut, en définitive, son tancrédisme : croiser les bras et attendre, aussi immobile en apparence qu'un stoïcien, aussi profondément, invisiblement inquiet qu'un croyant. Croiser les bras et attendre, mais avec l'assurance que sortira le taureau.

Don Tancrède c'est vraiment l'homme qui a vu pire.

 

Chesterton disait que le saint chrétien se différencie du Bouddha en ce que le saint a les yeux ouverts et le Bouddha les yeux fermés. Mais Don Tancrède n'est pas un Bouddha: c'en est tout le contraire. Bien que ce ne soit pas non plus un saint. Ou si peu.

Comment Don Tancrède attendait-il le taureau? Les yeux ouverts? Les yeux fermés?

Comment l'attendrions-nous, dans son cas?

Rappelons que telle fut l'angoisse pascalienne à laquelle je me suis précédemment référé. Le tancrédisme de Pascal fut bien un vertige des hauteurs, tant il fermait les yeux pour se sentir seul à soi-même et debout, élevé au cube, sur le piédestal de l'agonie chrétienne, et fut aussi une vraie frayeur, une terreur panique, tant il les ouvrait au silence éternel des espaces infinis.

Un autre tancrédiste français, un autre stoïco-chrétien, quoique de style très différent – le moraliste des réflexions amères –, a dit aussi que le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement.

Ce n'est pas Don Tancrède qui peut regarder fixement le taureau, c'est le taureau qui peut et doit regarder ainsi Don Tancrède. Dès que le taureau n'a plus le regard fixé sur lui, Don Tancrède est perdu parce qu'alors, il l'attaque, presqu'en aveugle, il l'assaille et l'abat.

Que le taureau du temps ou de Dieu ait le regard fixé sur nous, c'est la seule chose qui puisse nous sauver:

regarde bien, Dieu te regarde
dit la chanson,
regarde bien, Il te suit du regard...

Notre vingtième siècle espagnol a très certainement commencé avec Don Tancrède. Et certes bien pour son malheur, car ce taureau, Zurdito, de Miura, qui sans doute n'a pas eu le regard fixé sur lui, l'a jeté à terre. Le vingtième siècle a commencé pour nous avec Don Tancrède, mais pour le premier jour du siècle, celui-ci, à ce qu'en disent les textes, dut commencer par prendre ses jambes à son cou.

Evitons ce présage. Pour que le taureau ne devienne ou ne continue à devenir notre maître dans l'arène.

34. En français dans le texte.

35. 1898: perte de Cuba par l'Espagne, laquelle en subit le contrecoup sous la forme d'une grave crise d'identité et, par conséquent, de régime (monarchique, en l'occurrence).

36. Prenant appui sur ce passage, Paul-Louis Landsberg (1901-1944), philosophe allemand, disciple de Max Scheler, collaborateur de Cruz y Raya et d'Esprit, écrit dans Essai sur l'expérience de la mort (Le Seuil, Paris 1951, p.88) ce qui suit : « Dans la course de taureaux, la bête tient le rôle de l'homme et l'homme prend le rôle d'une divinité archangélique, le rôle du démon. Il se venge d'être sous le joug de la fatalité en se faisant lui-même la fatalité de quelqu'un. Pour une fois, c'est lui qui sait et qui prévoit par ce qu'il va accomplir. Aussi cache-t-il à soi-même pour deux heures sa propre mort qu'il ne peut pas éviter, en se faisant maître de la mort d'un remplaçant. Dans les limites d'une conception exclusivement immanente de la vie et de la mort humaines, il ne peut pas y avoir de mystère plus hautement symbolique. Pour une fois, l'homme croit être vainqueur en se faisant l'allié de l'ennemi invincible. Mais, dans le fond de son âme, il sait bien que c'est lui-même le taureau, que la surhumanité stoïque du matador est fictive et que cette lutte dont l'issue est tragiquement prédestinée est la sienne propre.»

37. Rafael Molina, dit Lagartijo (1841-1900) ou Francisco Arjona, dit Curro Cúchares (1818-1868), « l'un ou l'autre, donna une admirable définition de l'art abracadabrant, quand il expliquait l'art abracadabrantesque de toréer en disant : et si arrive le taureau ? Tu te retires (et pour pouvoir se retirer, il faut d'abord s'être placé). Et si tu ne te retires pas ? Le taureau s'en charge. En ce cas, Dieu c'est le taureau. (Nietzsche appelait le cordouan Sénèque « toréador de la vertu », écrit Bergamín dans l'Art abracadabrant).

37. Rafael Molina, dit Lagartijo (1841-1900) ou Francisco Arjona, dit Curro Cúchares (1818-1868), « l'un ou l'autre, donna une admirable définition de l'art abracadabrant, quand il expliquait l'art abracadabrantesque de toréer en disant : et si arrive le taureau ? Tu te retires (et pour pouvoir se retirer, il faut d'abord s'être placé). Et si tu ne te retires pas ? Le taureau s'en charge. En ce cas, Dieu c'est le taureau. (Nietzsche appelait le cordouan Sénèque « toréador de la vertu », écrit Bergamín dans l'Art abracadabrant).

38. José Gómez Ortega, dit Joselito (1895-1920), «qui vérifia admirablement l'art abracadabrantesque de toréer de Pepe-Illo, fut certainement l'intelligence vive, naturelle, la plus extraordinairement sensibilisée; aussi la tauromachie entre ses mains paraissait-elle magie, prodige, merveille: intelligible jeu de prestidigitation » (idem).

39. Doña Tancreda : Mercédès del Barte, exacte imitatrice de Don Tancrède, qui sévit autour de 1900, et dont il sera plus loin de nouveau question.

40. Ibn Tufayl, dit Abubacer (début xIIe-1185). Né à Cadix, il est célèbre pour son roman d'inspiration avicennienne Philosophus autodictatus.

41. Karl Vossler (1872-1949). Eminent philologue allemand, ami de Hofmannsthal, spécialiste des littératures romanes. La sixième leçon de son Introduction à la littérature du Siècle d'Or (« Les motifs satiriques dans la littérature du Siècle d'Or »), fut publiée dans Cruz y Raya (n° 8, novembre 1933).

...       ...


SOMMAIRE