éditions de l'éclat, philosophie

JOSÉ BERGAMíN
L'IMPORTANCE DU DÉMON...


La disparate
dans la littérature espagnole


SUR UN FIL

 




Chose hors de propos, sortie du sujet et contraire à la raison, disent les dictionnaires académiques de la disparate. Hors de propos, sortie du sujet, cela se peut. Mais contraire à la raison? La balle a beau sortir de la carabine, elle ne lui est pas contraire pour autant; à l'inverse, parce qu'elle en sort, s'y met en dehors, la balle est la corroboration, la raison d'être et le sens, la finalité, la conséquence de la carabine. La disparate ne serait-elle pas aussi une disparate de la raison, et, par conséquent, son sens le plus vif? Aussi bien, ses plus pures finalité et conséquence. La balle peut partir contre tout, mort ou vivant, contre quoi que ce soit, sauf contre la carabine dont elle part, car même si le coup sort par la crosse ou explose au départ, la carabine ne part pas contre elle-même mais contre celui qui la fait partir. De même, comme la balle, la disparate peut partir contre tout, mort ou vif, l'homme ou les choses; seulement, ce qu'elle ne peut faire, c'est d'aller contre la raison dont elle sort et tire parti, car la raison en est précisément le détonateur: la détente automatique. La carabine n'est donc pas la raison d'être de la balle, mais le contraire. La balle n'est ou n'a pas été faite pour la carabine, mais inversement. Pas davantage, il est vrai, la raison pour la disparate, mais bien à l'opposé pour donner libre cours et sens, direction et finalité à la pensée, aux plus dangereuses, parce que plus vives, explosions de la pensée. La carabine est l'instrument de la balle et la balle son objet. La raison, si j'ose dire, est le canon de la carabine de la pensée. La balle, la disparate. Aussi le principal n'est-il pas la carabine: c'est la balle. Le principal c'est la disparate.

Cette éclatante démonstration nous conduit comme par la main à commencer par raisonnablement exiger pour la disparate les égards qui lui reviennent, qui lui sont dus, puisque personne n'en a pour elle, dans la primauté de la pensée.

 

Si un Faust espagnol, plus ou moins faste ou néfaste que l'allemand, prétendait, séditieusement [disparatadamente], comme celui de Goethe, interpréter le début de l'Evangile de saint Jean: «au commencement était le Verbe...», en y cherchant des substitutions jusqu'à en trouver une aussi démentielle que cet «au commencement était l'action», le Faust espagnol dont je parle – si un Faust espagnol était possible – aurait sûrement pu dire, avec plus d'esprit dans un propos aussi démentiel, qu'au commencement était la disparate. Ce qui serait, dis-je, plus spirituel, car, avec une telle définition, il corroborerait au moins son propos d'une manière adéquate. Pour autant, il ne réussirait pas avec elle à contredire la parole évangélique mais, en tout cas, à la souligner ou signaler, par la tangente, avec sa disparate8 mais spirituelle affirmation. Car est-il plus grande et plus pure disparate que le Verbe divin s'incarne en l'humain, que Dieu se fasse homme et souffre et meure en homme, sans cesser d'être pour nous divin? Est-il plus sublime disparate que celle du christianisme? Disparate, oui, et non démence, ni encore moins idiotie. La vraie disparate est toujours spirituelle. Parce que raisonnable, rationnelle ou raisonnablement irrationnelle. Car – et c'est déjà commencer à la définir, à la mettre en évidence – disparate et démence ne sont, ne peuvent être équivalentes. Quant à la disparate et à l'idiotie, ce sont les deux choses les plus opposées, les plus contraires du monde.

Dans notre langage usuel, nous avons l'habitude de confondre, comme tant d'autres, ces termes. Mais c'est le devoir primordial de l'écrivain que de les préciser. Et mon seul propos.

En général, si quelqu'un dit qu'il pense faire de l'esprit, c'est qu'il va faire quelque idiotie. Quiconque se propose dès l'abord de faire de l'esprit finit par faire une idiotie. «Je suis tellement désespéré – comme ils disent – que je finirai bien un jour par faire de l'esprit». Et en effet, qui dit cela finit par faire ce qu'il a d'abord dit: une idiotie. Car dire qu'on pense faire de l'esprit est déjà une idiotie. On ne dit pas, on fait de l'esprit, car si on en dit, si on le peut, c'est qu'on en a déjà fait. Il n'y a pas loin, en esprit, du dire au faire. De même, la disparate est toujours aussitôt dite, aussitôt faite. Aussi est-elle poétique: créatrice. Car elle procède toujours par inventivité, trouvaille, par aussi détonante invention que celle de la poudre: par explosion. Voilà pourquoi la première impression que nous fait une disparate est qu'elle nous choque. La disparate est explosive: elle nous donne un choc et, nous choquant, détone. L'esprit est choquant, détonant pour la pensée. Aussi en fait-on sans y penser, ou plutôt sans y réfléchir, car le trait d'esprit est une pensée; c'en est (comme j'essaierai de le montrer) une forme inventive, créatrice, poétique. Aussitôt dite, aussitôt faite, sans plus. Situation explosive. Chaque fois qu'on fait de l'esprit, l'on réinvente la poudre de la pensée. Or quand la pensée part d'une manière aussi lumineusement explosive que l'éclair, elle va à la plus grande vitesse qui soit: celle de la lumière. De là, le fait d'avoir la pensée prompte, disparate, à savoir étincelante, lumineuse. Cela, qu'on appelle aussi une idée lumineuse, est toujours une disparate.

A la suprême raison divine, les Grecs donnèrent l'éclair comme symbole intellectuel de puissance: ainsi la raison même, la plus pure, naissait-elle du front de Zeus prompte comme l'éclair, lumineuse, entièrement vraie comme la pensée, comme une véritable et lumineuse idée, vivante incarnation de sa pensée divine. Pallas ou Minerve est la raison faite pure disparate, idée divine. A moins que ce ne soit la disparate, la plus fine disparate – c'est égal – qui soit faite divinement rationnelle, l'humaine raison même. Car la disparate a toujours raison. L'essentiel dans la disparate c'est d'avoir raison, pour la faire partir. La disparate est chargée de raison, sinon elle ne partirait pas. Or une disparate qui ne part pas n'en est pas une: c'est du délire, de la démence ou de l'idiotie. Le propre de la pure disparate, dis-je, c'est d'être chargée de raison. Et par là, de choquer, détoner, exploser. Par là, elle va jusqu'à dépareiller d'elle-même, car ce qui choque en elle, c'est que son être soit aussi raisonnable qu'est disparate sa raison, sa raison d'être. De l'être, en définitive, autant humain que divin. La disparate est, si j'ose dire, le départ du dépareillé, ce qu'il y a de plus choquant, de plus définitif en l'homme. En un mot, la disparate est un style. Car le style – comme on l'a dit grâce à Buffon – c'est l'homme même. Et la disparate c'est cela même: l'homme. Tout au moins, l'homme religieux, l'homme intègre, total: entièrement vrai, unique. Aussi pourrions-nous séditieusement dire que l'homme chrétien, comme l'homme des Grecs – ou l'idée religieuse de l'homme grec – est aussi une pure disparate divine. La plus grande disparate de Dieu fut de créer, de faire l'homme. Et de le faire à son image et à sa ressemblance. Aussi la plus grande disparate de l'homme est-elle de croire en Dieu. Pure disparate de Dieu que d'aimer l'homme! Et pure, si pure disparate de l'homme que d'aimer Dieu, et par-dessus tout comme il lui plaît, comme, séditieusement, nous lui plaisons.

– Car ne fut-ce pas aussi une divine disparate que le Verbe s'incarne en l'humain, que cette idée divine, idée lumineuse ou conception humaine, de naître «comme le rayon du soleil à travers le cristal», séditieusement, des entrailles virginales d'une petite fille, à son tour séditieusement idéale, conçue sans tache ?

Car cette sublime disparate, qui n'est ni démence ni idiotie, de notre foi (de la mienne), qui est la raison d'être de notre vie chrétienne, de notre vie disparate – c'est-à-dire de notre charité ou amour disparate et de notre espérance ou désespoir disparate –, la sublime disparate de la vie et de la mort d'un Dieu fait homme, de notre Christ, et de sa passion, séditieusement humaine et divine, tout le mystère disparate de notre foi, n'enracine-t-il pas la pensée même dans le disparate effort humain de devenir divin ou dans la divine angoisse d'être humain? N'est-ce pas la disparate humaine et divine – religieuse, chrétienne – la plus disparate de toutes, la disparate des disparates? La disparate totale et unique, totalisante et unificatrice: la vraie, la disparate du tonnerre de Dieu. Car dans cet humain radicalisme disparate du divin ou dans ce divin radicalisme disparate de l'humain qu'est le christianisme, est renfermé, à mon sens, le secret, le secret de Polichinelle – jeu de mots et jeu de l'esprit –, de toute notre poésie espagnole, la plus humaine parce que la plus chrétienne; par là-même aussi, la plus espagnole. Telle est la raison d'être de toutes les formes disparates de cette poésie, de tous ces disparates langages poétiques. Du langage disparate de nos meilleurs artistes, en peinture, architecture, sculpture, musique. Du langage disparate de nos moralistes et ascètes, de la picaresque, du langage fait vie de nos conquistadores et missionnaires, de nos saints... En somme, le jeu de mots ou l'étalage d'esprit de tout ce qui est proprement espagnol. La disparate en pierre, comme on appelait au XVIIIe siècle notre plus pur baroque. Celle de la sculpture polychrome des imagiers renaissants. La disparate en prose de nos prédicateurs baroques, de nos théologiens et mystiques. La disparate en vers des lyriques. La grande disparate du théâtre, du théâtre le plus disparate du monde: celui de Lope et de Calderón. L'expression disparate de la vie, enfin, dans tout l'art authentiquement espagnol. Dans toutes les formes de cet art si véritablement extrême.

Assurément, nos arts plastiques me donneraient plus facile occasion d'attirer l'attention sur ce substratum intime de l'Espagne qu'est la disparate: la pure invention disparate, expression extrême, dis-je, définitive, de la vie. La disparate en pierre du baroque plus haut mentionnée. Ou, exemples plus clairs, la peinture de Goya ou de Picasso. La claire disparate de Goya et la très claire, clairvoyante, de Picasso. Car ces exemples mettent clairement son style en évidence: ils nous tapent, comme on dit, dans l'œil. Dans l'œil, sensiblement, et sans avoir à y penser. Comme nous tapent dans l'œil ces autres stupéfiantes disparates espagnoles, si purement et clairement extrêmes, des corridas et du jeu de pelote basque. Détonateurs de la vie de conséquence si extrême dans leur élan, leur activité, leur mouvement contrôlé, qu'on y longe les limites frontalières de la mort, leur expression disparate consistant à l'éviter, à la moquer, entre ombre et lumière, passion et raison, instinct et intelligence, se moquant avec cela de la pensée en la définissant par une aussi dramatique disparité, une aussi évidente contradiction, au fil mortel d'un aussi grand danger, en touchant ses extrêmes. Et ce n'est pas non plus une illusoire disparate qui exprime les formes définitives de l'instinct et de l'intelligence de la vie dans la passion clairvoyante du pelotari qui contient son élan dans la juste mesure d'un aussi puéril et génial effort que de faire partir son monde bref, la pelote, de la main, de la palette ou du panier, pour la recueillir ou la lancer, presque électriquement, avec une précision telle et un tel brio dans l'exactitude qu'il met sa pensée, quelque prompte qu'elle veuille être, dans la quasi-impossibilité de la suivre.

Le détonateur du jeu dangereux et juste, dans l'enceinte en silence, sur le fronton vibrant, nous lave les yeux et l'esprit de troubles vols de mouches illusoires, et les fait revenir, illuminés de clarté, à ces livres espagnols où, dis-je, se vérifie le secret de Polichinelle de la disparate qui les motive, de la disparate comme expression extrême d'une vie qui est un style, parce qu'unique et totale expression même de l'homme: de l'homme intègre, entièrement vrai ; religieux, chrétien. Un style qui est la pleine, spirituelle, unité où, comme pensait Menéndez y Pelayo, réside la seule définition possible, vivante et vraie, de ce qui est espagnol. La substance et la forme de l'Espagne. Soit un style qui est étalage ou jeu de l'esprit – religieux, moral, esthétique – de notre pensée.



 *




La première invention disparate qui nous saute aux yeux comme un cri – bien que ce soit aux yeux de l'imagination, nous entrant par l'oreille, «tant la vérité – dit Lope – ne pousse guère de cris qu'en des livres muets», la plus évidente invention disparate espagnole est celle bien connue, quoique presque toujours méconnue, de Cervantès en Don Quichotte. Voilà bien un départ du dépareillé, le premier en Espagne, autrement dit, une magnifique disparate qui commence par prendre forme ou figure dans la disparité de deux images tout simplement disparates. La maigreur de Don Quichotte, la grosseur de Sancho, se dispersent ensemble de par le monde, aux quatre coins du monde. Départ des plus clairs, évidents, du dépareillé. Stupéfiante disparate. Simple mirage romanesque, théâtral, où la figure s'élargit ou se réduit, figure séditieusement humaine pour tout choquer. Les extrêmes se touchent et s'entendent. S'identifient. Ils polarisent, pour ainsi dire, d'identiques et contradictoires, dramatiques, sentiment et pensée de la vie en l'exprimant jusqu'à pareille extrémité. Surgit de ce contact la vive étincelle de la disparate. Imaginatif court-circuit que celui de l'aventure quichottesque, qui fonde et éteint comme un feu d'artifice, pour rire, l'ardeur romanesque, chevaleresque, qui l'attise. La disparate devient avec Cervantès la chose la plus raisonnable du monde; j'allais dire la seule chose raisonnable au monde.

L'extravagance et la désillusion de Don Quichotte sont la révélation qu'offre Cervantès de la personne humaine comme d'un masque illusoire du monde. Don Quichotte est un nom sans homme, tout au contraire de Don Juan dans la comédie du frère Tirso. À son entrée en scène, ce que dit d'abord le célèbre moqueur sévillan, c'est cette extraordinaire disparate qu'il est «un homme sans nom». Il ôte son nom – ai-je dit autre part – comme on ôte son masque, nous le jetant à la tête, avec brio, comme un défi, comme un gant; nous jetant à la tête comme un gant ce qui s'avère un loup. Don Quichotte, au contraire, paraît sur scène, au monde, au grand théâtre du monde, masqué de son nom. Or il n'est ou ne se fait par là-même qu'un nom: Don Quichotte; une personne: un masque. Don Quichotte est vide: il n'a rien en lui ou rien que de la place pour le vent qui le remue comme ses gigantesques moulins. Don Quichotte n'élève que la voix. Et à cor et à cri. Masque. Pure disparate rationnelle. Départ du dramatique être humain lorsqu'il pousse à l'extrême sa vanité, son vide divin, jusqu'à l'exprimer en pure personnalité, en simple masque: en nom sans homme. Don Quichotte, hors de soi, vit dans le monde enthousiasmé ou infatué de sa propre folie qui n'est autre que la disparate de sa raison d'être au monde, de son nom d'emprunt, du masque personnel de son être qui est, si j'ose dire, plutôt qu'un non-être, une simple, illusoire apparence vive: une disparate. Aussi ne se démasque-t-il pas avant d'arriver à la définitive désillusion du monde, de la pure vie des apparences, avant d'arriver aux frontières de la mort. Il revient alors à soi, à lui, revenant à son nom chrétien, substantivant par l'adjectif de la bonté la vraie participation de son être, être divin qui est la raison chrétienne d'être homme; la plus disparate manière immortelle d'être chrétien – homme renommé –, d'être divin. Ainsi son miroir déformant peut-il lui dire alors dans l'image courte, aplatie, de Sancho, que la plus grande folie de toutes c'est de mourir. Encore qu'il y ait plus grande folie et bien plus grande disparate: mourir de ne pas mourir, ce que viendra nous enseigner en parole et en acte sainte Thérèse, la femme la plus raisonnablement disparate qu'on puisse chrétiennement imaginer au monde.

Cervantès conçut d'autres stupéfiantes disparates. Le Licencié Verrière et le Retable des Merveilles, par exemple. Leur leçon, de même, est quichottesque. Le licencié, plus disparate que Don Quichotte, se masque de transparence, et vit de la possibilité de se briser lui-même. C'est-à-dire de la conscience où il emprisonne la fragilité de son être, qui est aussi une existence vide. Car s'il se déguise ou se masque de verre, c'est pour être ou rendre évident le néant de son être. Paradoxal suicide immortel. Un homme qui est le masque qui le rend transparent dans la vanité de ses efforts; masque de verre, globe ou cloche pneumatique de soi-même; asphyxie de son propre être en non-être, de son disparate anéantissement humain. Merveilleuse disparate!

Et, plus merveilleuse encore, celle du retable charlatanesque, symbole de tout l'art cervantin, où de par l'art abracadabrant de la parole créatrice, de la pure disparate, on a miraculeusement le coup d'œil ou d'un coup l'œil à tout. On a l'œil à ce qu'on suit à peine du regard, à ce qu'à grand renfort d'humaine vanité, celui qui suit d'autant plus du regard qu'il a moins de coup d'œil affirme avoir sous les yeux. Disparate truquage cervantin par lequel nous est clairement montrée la disparate des disparates où réside la vaine apparence trompeuse du monde. Disparate des disparates que Cervantès, sublime escamoteur, nous enseigne comme fonction finale de son art, nous en montrant le piège, la péripétie et l'échappatoire de la vie par la définitive désillusion de la mort, désillusion qui longe lumineusement la mort d'une espérance désespérée d'une autre vie.

Je vis sans vivre en moi

et en si haute vie j'espère

que je meurs de ne pas mourir.

Quoi de plus disparate? Mourir de ne pas mourir. Vivre mourant. Mourir vivant.

Dans la seule confiance

que je dois mourir, je vis,

parce qu'en mourant, vivre

m'assure l'espérance.

Espérance disparate, parce que désespérée, qui noue le cœur dans la gorge avant qu'il n'éclate, ne fonde en larmes. Ce qui fait avoir à la sainte écrivain d'Avila un nœud de larmes à la gorge, c'est ce disparate amour, cet espoir désespéré, la vive expression dépareillée ou disproportionnée de son être qui le rend dramatique ou disparate dans le temps, dans la vie. Voyons quelle est la disparate de la sainte; elle-même nous le dit ou la définit en disant:

O nœud qui ainsi unissez

deux choses aussi disproportionnées,

je ne sais pourquoi vous vous dénouez,

puisqu'attaché, force donnez

pour nous changer en bien les peines!

Qui n'a pas d'être, l'unissez

avec l'être qui ne s'achève;

sans achever, vous achevez;

sans avoir à aimer, vous aimez:

vous grandissez notre misère.

Admirable disparate, expression d'un aussi disparate amour: chapelet ou rosaire de vraies disparates qui sont l'exposé amoureux, si délicat, de cette sainte démence, comme la sainte dans son humilité de pécheresse appelait sa divine disparate d'amour, de vie. Disparate humaine et divine – ô nœud qui ainsi unissez deux choses aussi disproportionnées! – que de mourir vivante, que de vivre hors de soi, emportée, encouragée ou vraiment enthousiasmée par Dieu, vivre ou vouloir vivre au sein de Dieu par le Christ, unissant la misère du non-être avec l'être qui ne s'achève. Non que ce disparate enthousiasme soit pour autant, comme celui de Don Quichotte, personnel. Car l'agrandissement de la misère de l'être – de l'humaine vanité – ne se remplit pas d'air, ne s'agrandit ni ne se dilate par la voix, que le masque ou la personnalité projette au plus haut dans les airs, comme un cri, mais de silence divin, de parole divine, d'amour. Le verbe se fait homme et s'enflamme en langues de feu par amour humain. Il se fait langues9 de l'amour humain. Sainte Thérèse, la langue bien pendue, se fait langues de l'amour divin, langue, langage miraculeusement disparate de la pensée. Or elle n'est pas plus voix que chair, comme le rossignol de Lope de Vega, mais au contraire plus chair vive, langue ou langage en chair vive que voix, plus disparate plume chantante et parlante de la terre dans les airs du silencieux, amoureux langage musical des cieux. C'est la voix nue de la sainte, voix en chair vive, qui commencera et achèvera séditieusement de prétendre, pour se sauver du carnavalesque naufrage de la vie, du monde, des personnalités humaines, de l'inachevable variété de tous les masques humains – qui tourmentait tellement le pauvre Nietzsche –, se saisir de Dieu comme d'un clou ardent10 qui lui transpercerait le cœur de son feu cuisant. «Bien se saisir de Dieu qui est immuable», voilà ce qu'elle veut. «Voyez – dit-elle – comme les personnes sont vite mouvantes, comme il faut peu s'y fier» – et dès lors bien se saisir de Dieu, qui est immuable. Parfaite disparate.


 *



Votre blessure vient du séraphin, Thérèse – lui dira Lope dans un admirable et disparate sonnet –: Courez à l'eau, biche blanche et grise. Ainsi la montre-t-il séditieusement chassée par l'ange, telle une fuyante biche blanche et grise.

Le séraphin chasseur son dard vous tire

pour vous en laisser, extatique, la pointe

et les plumes sur la paume de votre main.

Voilà, dans le sonnet de Lope, parfaitement, exactement définie la sainte démence de Thérèse: sa divine disparate; la voilà clouée par le dard angélique dans l'extase du plus disparate amour, celui qui la fait partir du ciel; la voilà, les plumes du chasseur céleste à la main – sur la paume et telle une palme, comme des plumes d'anges –, pour le décrire, l'incarner dans ce chant d'amour, concept de l'amour divin, langage purement humain où s'exprime toute sa vie, sa vraie vie, la plaçant à la pointe de la mort, en d'imaginaires châteaux en Espagne, mettant au grand jour, avec eux, l'intimité de son âme, tendu dans un aussi disparate effort à cause de l'espérance désespérée de la mort, à cause d'un amour qui est la confiance dans laquelle elle vit d'avoir à mourir, parce qu'en mourant, vivre lui assure l'espérance. Cette mort qui assure l'amoureuse espérance désespérée de cette vie, est ce qui sollicite ce chant espagnol, si disparate, et qui a été en cela constamment répété dans la poésie du XVIIe siècle. A tel point, qu'elle en est le plus pur secret, la source inépuisable qui dissimule son battement comme si c'était un cœur. Or c'est bien le cœur lyrique de toute cette vive expression humaine où est poussé à l'extrême le langage disparate de notre pensée la plus profonde, la plus intime, la plus vraie. Le poète, placé à la pointe de cette pensée, qui est sentir, penser et sentir la vie qui trempe jusqu'aux os, jusqu'à l'invisible squelette mortel qui la fonde et soutient, demande à la mort de venir «en silence ainsi que la flèche» – dard d'amour angélique –, à couvert, «si furtive qu'on ne la sente pas venir». Et il ajoute: «pour que le plaisir de mourir ne lui redonne pas la vie»:

Viens, mort, si furtive,

que je ne te sente pas venir,

pour que le plaisir de mourir

ne me redonne pas la vie.

C'est là une extraordinaire, étonnante disparate, qui est à son comble quand elle parle du plaisir de mourir. Car en outre la disparate du plaisir de mourir a aussi son pourquoi – naturellement comme surnaturellement disparate – et c'est ce pourquoi que vient dire, séditieusement, Lope de Vega. Voyons comment:

Mort, si mort est mon époux,

tu n'es pas la mort mais morte.

Stupéfiante disparate. La mort morte. Disparate essentielle du christianisme. Le Christ a tué la mort. La mort de la mort, cette sublime disparate, amènera Lope à gloser le chant populaire en disant:

S'il m'est de mourir

tout naturel, ô mort,

difficile de deviser:

entre par mon amour de sorte

que je ne te sente pas venir.

C'est donc l'amour qui, dispersé et dissipé par la foi, la charité, l'espérance, en parole – au travers de la parole divine, par le saint langage de l'esprit –, l'amour seul, qui fera entrer la mort en nous de sorte que nous ne la sentions point, nous la rendant leste, rapide, légère, comme le demandait sainte Thérèse. La belle mort. Car l'autre, la malemort, est «paresseuse et longue», et Lope s'adresse à elle en disant:

Et si tu veux me demander,

mort paresseuse et longue,

pourquoi telle tu me parais,

c'est que ta mémoire mordante

inspire au plus haut point dégoût,

viens vite, car en venant

tu pourras savoir le pourquoi,

et il adviendra, en partant,

c'est que mourir est un plaisir

pour qu'il y ait plaisir à mourir.

Ce pourquoi est ce que son public impatient et avide de disparates, mais de vraies, de pures disparates demandait à Lope. Tel est le pourquoi de la colère espagnole, de l'impatience d'un Espagnol du XVIIe siècle quand il s'asseyait plein d'espoir, voulant espérer assis; disparate pourquoi de la colère d'un Espagnol assis qui a motivé, comme on le sait, la comédie de Lope selon ses propres aveux dans son Art nouveau d'écrire des comédies en ce temps, qui est toujours l'art séditieusement nouveau d'écrire des comédies dans le temps, l'art dramatique de temporiser. Tel est le pourquoi de l'invention disparate du théâtre lopiste: l'espérance qui naît et se nourrit du désespoir, de la colère de qui, plein d'espoir, s'assied et désespère; l'impatience de quiconque espère assis, désespérément, et veut dès lors que «lui soient représentés en deux heures de la Genèse jusqu'au Jugement dernier». Rien d'autre ne tempère sa colère, dit Lope. Car telle est la trempe disparate de l'Espagnol qui obligea Lope à mettre sa propre raison d'être, celle de sa poésie, à la pointe de la bataille, donnant cette extrême, ultime et définitive expression disparate à sa pensée, à sa vie, à travers un théâtre qui est une merveilleuse disparate, unique au monde. Théâtre qui est un détonateur poétique de la raison, de la passion, de la pensée, de la vie, si extrême, qu'il atteint les formes, les expressions, les vraies merveilles disparates que chacun connaît.

L'impatience, la colère, de quiconque espère assis, en désespoir de cause, est la paradoxale, disparate, dramatique inquiétude de quiconque est dans la quiétude. Or cette disparate inquiétude est ce qui transmet au théâtre lopiste, au merveilleux retable poétique inventé par Lope, son extraordinaire mobilité, sa dynamique créatrice, sa quasi-magie prodigieuse. Mutation, mouvement disparate, rapidissime, qui s'engendre d'une façon paradoxale, dramatique, séditieuse, dans la quiétude, dans l'immobile, dans le calme le plus étonnant: celui de la désillusion de la vie, du désespoir de la vie et de l'espérance d'une autre vie par la mort. Aussi, ce qui tempère, calme, tranquillise la colérique impatience de l'Espagnol assis, c'est la pleine et unique représentation, tel un songe, non de toute une vie ou de quelques vies, mais de toute vie: la vive et disparate représentation du mouvant, du provisoire, qui, comme telle, laisse transparaître ce qui est permanent, perdurable, dans une aussi désespérée et disparate espérance. Une mobilité faite de quiétude, tout au contraire du mur légendaire de Victor Hugo, voilà ce qu'on représente dans ce détonateur théâtral inventé par Lope. Une passagère inquiétude révélatrice de la quiétude, de la divine permanence de notre être, selon toute apparence, mouvant. Une assise, en définitive, pour la pensée, pour l'âme: une disparate saisie de Dieu, qui est immuable, comme le voulait la sainte. Théâtre en vol et en éveil de rationnelle passion disparate: expression extrême de la vie – répétons-le une fois de plus – par le détonateur de la mort, tant elle se place à la pointe de la mortelle carabine qui la réalise si définitivement, la vérifie, l'invente, la crée.

Or telle est la paix que l'Espagnol cherchait toujours en temps de guerre, en tant et tant de disparates guerres. La paix de Dieu. La divine assise de quiconque veut, séditieusement, que Dieu l'assiste, ne lui lâche pas la main. La volonté guerrière de quiconque laisse tout entre les mains de Dieu pour se combattre lui-même. La très-sainte volonté – religieuse et chrétienne – de quiconque ne veut pas faire une fin, et pour ne pas en arriver aux siennes, accepte les dernières de Dieu; celle de quiconque remet sa volonté entre les mains de Dieu et se combat, alors, par cette autre divine volonté, soi-même. Telle est la plus disparate guerre: celle qui a dans la paix sa raison d'être et son sens. La guerre invisible et secrète de l'homme intérieur qui rencontre en lui-même son ennemi. La lutte, l'historique agonie du christianisme:

Dans la guerre que je dispute

avec mon être contre soi,

contre moi seul de haute lutte:

que Dieu me défende de moi.

Enorme disparate qui synthétise sur les lèvres de Lope toute cette pensée disparate, dont je viens de parler, de la vie exprimée et contenue par la ligne d'ombre de la mort, ligne qui la définit et la rend lumineuse, la déterminant tel un horizon d'espérance. De disparate espérance.


 *



Les choses les plus disparates, arrivant à de telles extrémités, expriment la vie en la déterminant par la mort, et la mort, comme terme, limite, forme mettant la vie en lumière, en évidence, comme une ligne d'ombre qui, à lumineusement exprimer la vie, devient, parce qu'extrême, aussi bien sa frontière,son horizon, que la définition de son espérance. L'inégalable, indépassable, disparité des choses, se dispersant et se dissipant, exprime la vie et la mort, par l'amour (chez Cervantès, sainte Thérèse, Lope), comme des frontières extrêmes de la pensée (les choses, disait Nietzsche, sont les frontières de nos pensées), d'une pensée qui nous montre la pure raison de la disparate, sa raison d'être dans le plus disparate amour de la vie, celui qui la prolonge interminablement, qui la disperse ou dissipe, comme perdurable, au-delà même de la mort, celui qui l'immortalise, en somme, par la foi, la plaçant à la pointe de la foi, d'une foi qui est à son tour à la pointe de la charité et de l'espérance. Telle est la raison de la disparate que nous trouvons chez Cervantès, sainte Thérèse, Lope... Et en des disparates telles que celles que nous venons de signaler de Don Quichotte, la Vie de la sainte, l'Art nouveau de faire des comédies en ce temps. Mais la raison de la disparate va se retourner, dès l'entrée du XVIIe siècle – se retourner comme un gant, avec douceur, presque insensiblement –, en disparate de la raison. Disparate du rationnel, pure disparate du purement rationnel qui atteint les sommets chez Quevedo et Calderón. Tandis que la suspecte alchimie intellectuelle de Gracián, la parfaite argutie intellectuelle gracianesque, l'épurait et le distillait en un disparate alambic.

Dans la pure disparate de Cervantès, sainte Thérèse, Lope, tout n'est pas pure disparate, bien que ce soit une disparate à l'état pur. La disparate tient d'eux sa raison vive, amoureuse – humaine et divine –, concrète. C'est, en revanche, une pure disparate que celle de Quevedo, Gracián, Calderón, parce qu'en eux, pour ainsi dire, c'est la disparate qui raisonne, abstraite ou absorbée, quintessenciée, tandis que chez les autres, au contraire, ce fut la plus vive raison, comme telle, qui dissipait.

La disparate de la raison n'est pas la même chose la raison de la disparate. Bien que toutes deux soient également disparates. Ni la raison qui dissipe la même chose que la disparate qui raisonne. Pas plus que les raisons de dissiper (celles de Cervantès, sainte Thérèse, Lope) ne sont la même chose que les disparates raisonnées, comme celles qui firent de Juan de la Encina un drôle de personnage pseudo-mythologique dans le songe infernal de Quevedo.

Chez Cervantès, Lope, sainte Thérèse, la vie se disperse en sa dramatique dualité ou disparité par la mort, se dépareillant, se dissipant par et contre la mort. Chez Quevedo, Gracián, Calderón, c'est la mort qui dissipe par la vie, qui se disperse contre elle. La même chose, mais à l'envers. C'est la disparate dite – aussitôt dite, aussitôt faite – à l'envers, pour qu'on la comprenne mieux. «Je te le dis à l'envers – dit la disparate populaire – pour que tu comprennes». Mais qu'elle soit dite ou faite, ou cela dit ou fait, c'est la même disparate. La même, et pourtant pas la même chose.

Bien que ce soit la même disparate – celle de la vie et de la mort, départ du dépareillé: vie et mort, la disparate étant toujours à la vie comme à la mort –, la disparate de la raison n'est pas la même chose, dis-je, que la raison de la disparate. La raison de la disparate chez Cervantès, sainte Thérèse, Lope, c'est celle de la vie, la raison de la vie contre la mort, contre la passion de la mort. La disparate de la raison chez Quevedo, Gracián, Calderón, c'est celle de la mort, de la raison de la mort – la plus grande disparate – contre la vie, contre la passion de la vie. La vie, la raison de la vie, se disperse et se dissipe, chez les premiers, contre la passion de la mort; la mort, la raison de la mort, chez les seconds, contre la passion de la vie. Aussi nous apparaissent-ils toujours, ceux-là, comme des amants, des amoureux de la vie, de toute vie; et les autres, en revanche, comme amants ou amoureux de la mort.

Quevedo construit ses visions, disait Menéndez y Pelayo, comme une Danse de la mort. C'est ainsi que ses proses – peut-être d'un point de vue purement esthétique les plus extraordinaires, surprenantes, que notre langue ait produites – lui rappellent les visions picturales de la plus pure création imaginative: celles d'un Brueghel et d'un Bosch – si chers aux Espagnols. La disparate, les disparates de Quevedo, atteignent, en ce sens, les formes les plus prodigieuses de l'art, de l'art poétique d'un écrivain, obtenues par le langage humain.

Je ne peux résister à la tentation d'évoquer avec ses propres mots la présence vivante de la mort: «J'allai avec elle où elle me guidait; mais je ne saurais dire où, tant j'étais rempli d'épouvante. En chemin, je lui dis: "Je ne vois pas signes de la mort, car là-bas, on nous la dépeint en os décharnés avec une faux". Elle s'arrêta et répondit: "Telle n'est pas la mort, mais les morts ou ce qui reste des vivants. Ces os sont le dessin sur lequel est façonné le corps de l'homme. La mort, vous ne la connaissez pas, vous êtes vous-mêmes votre mort: elle a le visage de chacun d'entre vous, et vous êtes tous des morts de vous-mêmes. Le crâne est le mort, le visage la mort, et ce que vous appelez mourir, c'est venir de mourir, ce que vous appelez naître commencer à mourir, et ce que vous appelez vivre mourir en vie; et les os c'est ce que laisse de vous la mort et qui s'ajoute à la sépulture. Si vous le compreniez ainsi, chacun d'entre vous serait chaque jour en train de regarder en soi sa mort et la mort étrangère chez autrui; et vous verriez que toutes vos maisons en sont remplies, et qu'il y a chez vous autant de morts que de personnes; et vous ne seriez pas à l'attendre, mais à l'accompagner et à l'organiser. Pensez qu'en os est la mort, et que tant que vous ne voyez pas venir le crâne et la faux, il n'y a pas de mort pour vous; et vous êtes crâne et os plus tôt que vous ne croyez pouvoir l'être".» Et ailleurs, Quevedo poursuit sur la mort en commentant le tu mourras loin de Sénèque: «Chaque partie de mon corps foule la terre et voit le ciel: à l'une je dois le corps et à l'autre l'âme». («Si le corps veut être terre en terre, l'âme veut être ciel au ciel» – avait séditieusement dit Lope.) «Tu mourras loin – commente Quevedo. La mort a ceci qu'étant un départ, elle n'est pas en marche, et qu'étant une étape, elle est en tout lieu semblable. Tu mourras loin, je porte en moi la terre et la mort. Tu mourras loin, le monde est un point, la vie un instant: qui, s'il n'est pas fou, trouvera des distances en un point? Qui trouvera des espaces dans un moment, s'il est sensé? Seul meurt loin celui qui se persuade en sa propre demeure qu'il est loin de sa mort.» Toutes ces paroles de Quevedo, paroles disparates, ressemblent, squelettiques, à ces os qui sont le dessin sur lequel est façonné le corps de l'homme. À la danse macabre, dont parlait Menéndez y Pelayo. Au rire jusqu'aux os. À la disparate de la mort. À la plus grande et définitive disparate. Car, comme le disait Sancho à Don Quichotte mourant, lorsque celui-ci rejetait ses folies, la plus grande folie de toutes c'est de mourir. La plus grande disparate. Et l'inversion raisonneuse de ce qui est disparate chez Quevedo nous met devant la mort, en cela, comme devant une mort vivante, ce qui est une disparate bien plus disparate que celle de la mort morte de Lope. La mordante mémoire de la mort chez Lope en devient, chez Quevedo, le vif souvenir. L'il y en a en tout une certaine, inévitable mort, de Cervantès, Quevedo l'a toujours sous les yeux, et quadruplé; entre ses quatre yeux, deux paires d'yeux voyant mieux qu'une, puisqu'on voit d'autant plus qu'on regarde moins:

et il ne trouva rien où poser les yeux

qui ne fût souvenir de la mort.»

À présent, tournons les yeux d'un autre côté; levons-les vers le haut: considérons ces autres paroles quévédesques, image disparate, si photographique, d'une vie:

«J'étais une fusée, je montais rapide, et brûlant et bruyante dans les airs, la vue me qualifia d'étoile; je durai peu, descendis en démentant mes lumières en fumée et en cendre» – allez, devinez! –. N'est-ce pas là Gracián? Mettons cela au présent et nous aurons la très vivante image de Gracián, sa propre définition: «il est une fusée, monte rapide, et brûlant et bruyant dans les airs; la vue le qualifie d'étoile, il dure peu, et descend en démentant ses lumières en fumée et en cendre». Que dire de plus de ce nécromant ou chiromancien disparate de la pensée, parfait hypocrite intellectuel, qui ne nous épouvante et ne nous stupéfie guère que pour avoir réussi ce que nous considérions totalement impossible dans ce qui est disparate: allier, juxtaposer, conjuguer disparate avec idiotie, tirer à un aussi complexe alambic rationnel cette espèce d'ineffable idiotie disparate ou distillée qui le caractérise? L'idiotie distillée. L'idiotie pure. Gracián nous offre, de la sorte, quelque chose de vraiment terrible: la vanité définitive de ses disparates, des disparates de la raison. Quintessence de la sottise. Avec une notable réussite, Montesinos11 a souligné et démontré chez Gracián l'expression au sommet, pyramidale, de la traîtrise. La plus disparate annihilation ou annulation de tout. Gracián est traître à sa proie. Chaque pointe disparate de son art de génie prend la pensée en traître. Il n'y a donc rien d'étonnant à ce que Gracián ait sans doute été le grand écrivain espagnol le plus réputé et estimé en Europe; autrement dit, en Allemagne et en France. La disparate espagnole avait besoin de toute cette mystérieuse agglutination à l'idiotie, que sut lui donner Gracián, de toute sa duplicité, traîtres pli et repli, pour arriver au moins à être ou s'estimer comprise, à être appréciée et même goûtée par des palais étrangers. C'est ainsi que ses glorificateurs allemands et français allèrent jusqu'à faire l'éloge de sa traîtresse duplicité à titre de «dualité héroïque»; aussi héroïque que discrète. Dualité héroïque et milice contre la malice que cet exemple spirituel représentatif de la plus disparate corruption de la disparate, de la corruption morale du christianisme à la portée de tous par la disparate invention casuistique; casuistique qui est la disparate, l'idiote disparate de cette démoniaque milice contre la malice, autre conjonction d'idiotie et de disparate; milice de la plus disparate idiotie à laquelle appartenait lui-même Gracián. Gracián est comme un miroir intellectuel, un reflet, une projection dissipée par la pensée, de saint Ignace, de saint Ignace & C°.

«Comme voleur de goût, on l'appellera gribouillage – écrit Gracián –; parce qu'imperceptible, boutade; pour sa hardiesse, brio; pour sa galanterie, détachement; pour sa facilité, désinvolture. Tous ces noms ont été recherchés par désir et pour la difficulté de le déclarer.» Désir et difficulté de se déclarer, telle est la disparate détachée – et dégagée – de Gracián. Du tout facile, car «tout détachement suppose délivrance, mais ajoute perfection». Gracián atteint séditieusement par un tel détachement, un tel dégagement – par une telle délivrance, une telle désinvolture, une telle indécence –, la perfection paradoxale du néant, la possibilité disparate du vide parfait.

La délivrance, la désinvolture, chez Gracián, est ou finit par être indécente, de même que le détachement, le dégagement de tout; ainsi avons-nous dans sa disparate le gribouillage, la grimace, qui peut faire aussi bien rire que pleurer, la grimace étant ce qu'il y a de moins humain en l'homme, ce qui le fait masque et masque de mort; masque vide, pur.

Revenons au théâtre, au détonateur du théâtre. Au théâtre, à Calderón. Quand Quevedo, disions-nous, disparate du côté de la mort, se mit contre le patronage espagnol de sainte Thérèse, disparate du côté de la vie, il le faisait en donnant son épée à saint Jacques, ferme l'Espagne12; Espagne que la sainte, tout comme Cervantès, Lope, voulait ouvrir. Sainte Thérèse, ouvre l'Espagne, tel était le patronage auquel s'opposait Quevedo, se fermant, épée en main, à elle – à la sainte – pour s'opposer à lui. Se fermant pour saint Jacques. Calderón, qui comme Quevedo disperse ou dissipe aussi la raison du côté de la mort – comme le saint Jacques patronymique, le santiaguiste Quevedo –, avec son squelettique théâtre rationnel, son mélodramatique théâtre disparate, ferme l'Espagne. Mais l'Espagne est une maison à deux portes si difficiles à garder que le proverbe s'y accomplit toujours: là où une porte se ferme, une autre s'ouvre.

Si la nuit dans son abîme

fermait le ciel espagnol,

je mourrais comme le soleil

à l'antipode de moi-même.

À l'antipode de soi-même se trouve le théâtre disparate de Calderón. Songe de la vie qui est la veillée, l'alerte veille de la mort.

Il n'est rien dans tout ce théâtre, depuis sa perfection formelle, la parfaite architecture mélodramatique de sa plus disparate figuration, jusqu'au contentieux et contenu conceptisme théologique qui le détermine, qui ne se ferme à la vie, si étroitement, qui ne la forge et ne l'exprime au fin fond de son être, faisant danser comme Quevedo, sous nos yeux, son très vif squelette de mort. «La vérité amincit et ne cède pas», disait Quevedo. Calderón amincit jusqu'aux os le théâtre lopiste, mais sans le faire céder, sans le rompre. Le vif acharnement du théâtre de Lope devint un squelette vraiment dur chez Calderón. Ce que vivifiait Lope, Calderón le vérifie. Lope nie la mort avec la vie. Calderón vérifie la vie avec la mort. Durer jusqu'à mourir – dit, par amour, Lope. Aimer après la mort – répond Calderón. C'est la même disparate, disions-nous, seulement à l'envers. C'est la même, mais pas la même chose. Ce qui les sépare, les différencie, c'est leur raison – et passion – d'être.

De même, les os du théâtre caldéronien sont le dessin sur lequel est façonné le corps de l'homme. La ligne d'ombre de la mort y dessine un corps humain, d'une manière lumineuse, l'enflammant de passion divine. Voilà pourquoi est intellectualisée, chez Calderón, la passion humaine, et sur ses héros dramatiques s'étend le sombre voile de la mort, de la nuit, la musique ardente et lumineuse des astres, des étoiles qui régissent un destin divin vaincu par la liberté humaine, par le libre arbitre chrétien de l'homme. «Elle [la fortune, le destin] dit la disparate fille de l'air caldéronienne –, pour la vaincre, j'ai de l'intelligence». Tout dans le théâtre de Calderón se mélodramatise par l'intelligence, se théâtralise intellectuellement, devient un amoureux entendement de la vie par la mort: tout se dissipe rationnellement par une intelligence mortelle. La femme voilée de Quevedo devient Madame la voilée chez Calderón. La dame voilée de ses pensées amoureuses. Et sous son voile de nuit étoilée se réfugient Sigismond et Sémiramis, sous la cavité ou la concavité viscérale et génératrice, en définitive, de sa lumière.

Quand nous voyons les traits d'esprit qu'ont coutume, dans ce théâtre, de décocher les désillusionnés de l'amour, par amour, souillés dans leur honneur, leur honnêteté – tragiques disparates qui nous surprennent, surtout par la froideur intellectuelle avec laquelle elles sont exécutées –, nous devons penser que ces dramatiques dénouements caldéroniens, par la violence de ces morts, sont aussi une passion extrêmement vive, une très vive expression passionnée: celle qui donne pour disparate le vif idéalisme des âmes, plus vif que le sang qu'il coûte, que son corps mortel, que l'idéalisme du corps mort que dessine Calderón en épurant jusqu'à son squelette dansant sur l'extrême corde raide de son conceptisme. Dans le théâtre de Calderón, pour une idée, ou l'on meurt ou l'on tue. Mais, comme dans le théâtre grec, cette idée est purificatrice, orgiaque, sacramentelle. Elémentairement sacramentelle. Air pur ou pure lumière. C'est-à-dire, non pas un vide, non pas une idée vide mais pleine d'air ou de lumière. On meurt ou l'on tue par foi ou sur parole, par foi en la parole ou sur parole de foi. Par humaine ou divine fidélité. Le vrai dénouement dramatique chez Calderón – qu'on tire ou non à la fin le rideau révélant l'invisible fond de son théâtre – est sacramentel: la sublime disparate sacramentelle, en quoi nous, catholiques, croyons, de la présence vivante et vraie du Christ dans l'hostie consacrée par les paroles divines, par la parole divine. Le disparate intellectualisme caldéronien, théologique et thomiste en définitive, dessine sa pensée en la rapportant toujours à l'énorme disparate spirituelle de sa foi, tant humaine que divine. C'est aussi un vivant squelette que celui du sang dans le corps humain et sur lui aussi est façonné – quand la foi devient notre sang, comme le veut l'apôtre – le corps de l'homme, façonné pour ressusciter. Le rire jusqu'aux os du théâtral détonateur caldéronien affirme aussi avec son squelette, comme tout squelette, pour le catholique chrétien, la disparate finale attendue de la résurrection de la chair, du corps et de l'âme immortellement unis, de la vie éternelle.


 *



Sautons maintenant sur le tremplin du détonateur espagnol de nos XVIe et XVIIe siècles, sautons-en deux autres pour arriver au nôtre, à la littérature espagnole contemporaine. Nous rencontrons aussitôt trois grands écrivains disparates, trois maîtres de la disparate, qui lui servent aussi d'exemples comme forme poétique de la pensée exprimant la vie à l'extrême: Valle-Inclán, Unamuno, Ramón Gómez de la Serna.

Trois formes poétiques, créatrices de la pensée, extrêmement vives d'expression, que nous devons à ces trois écrivains. Chez eux, la disparate a son propre nom. C'est le ruman [nivola] d'Unamuno, l'épouvantail [esperpento] de Valle-Inclán, le charivari [greguería] de Ramón Gómez de la Serna. Et il n'y a pas que cela de disparate. Toute leur littérature l'est. Car toute l'œuvre d'Unamuno est rumancée ou rumanesque. Tout est épouvante ou épouvantable dans celle de Valle-Inclán. Tout est, en définitive, quant à Ramón Gómez de la Serna, charivari. Sachant que ce ne sont pas ces dénominations, propres à la disparate, qui définissent, parce qu'impropres tout au plus, son contenu concret. Ruman, épouvantail, charivari ne veulent rien dire parce qu'ils disent séditieusement tout. Les noms ne font pas les choses disparates. Ce furent les choses les plus disparates, celles-là, qui se sont faites un nom, celui-ci.

Pour Unamuno, le ruman détermine, d'après l'un de ses genres, non pas «comment faire un roman», mais plutôt comment en refaire un. Sa Vie de Don Quichotte et de Sancho c'est précisément comment refaire un roman. C'est que dans le fond le plus disparate de Miguel de Unamuno et de son «sentiment tragique de la vie», par la mort, il y a, en définitive, surtout cela: un romanesque refaiseur de roman, un quichottesque redresseur de torts imaginaires. Faim et soif de vérité, de juste véracité, qui, comme nous le disions de Quevedo, échaudent jusqu'aux os. Comme un froid. Un chaud et froid. Genre de chaud et froid spirituel que celui qui transperce la pensée d'Unamuno quand celle-ci approfondit en son être et son propre sentiment, par la pensée, le sentiment tragique de la vie, engloutissant son scepticisme dans ce combat, dans cette agonie, dans ce mortel passage de l'espérance la plus disparate à la plus désespérée. Aussi veut-il se dénuder, se démasquer de vérités ou de vrai dans tout ce qui vit: arracher aux choses vivantes leur masque mystérieux. Ses agonistes ou ses protagonistes rumanesques sont l'expression vivement extrême, disparate, de ce souci, angoissant, qui les vérifie dans la vie, par la mort. Ils ont une âme de masque. C'est que Miguel de Unamuno, comme Luther, fut aussi ravi, dans sa nudité imaginative, par l'impétueuse mascarade de la vie, du monde. Le mauvais esprit, déguisé, comme disait l'apôtre, d'angélique lumière. Les deux livres les plus rumanites, les plus disparates, d'Unamuno – plus encore que les rumans eux-mêmes –, les plus clairement et extrêmement démonstratifs de sa pensée, sont, en cela, à mon avis: la Vie de Don Quichotte et de Sancho et le poème sur Le Christ de Vélasquez. Tels sont ses deux plus grandioses masques de ravisseurs: le «Don Quichotte» de Cervantès, le «Christ» de Vélasquez. Cette peur, cette terreur panique de l'adamite qu'est ce chaud et froid qui saisit la pensée et le sentiment unamunesques, lui firent sentir la vive angoisse et la mortelle nécessité de se masquer, vêtir, de se préserver contre cette peur bleue de nouveau-chassé du paradis. «J'ai eu peur – dit le texte biblique – parce que j'étais nu, et je me suis caché...» (Gen., III). Et dans la cache de la vie, par la peur, comme chez les enfants, l'homme devient son propre masque. Il arrive alors, par cette passion extrêmement vive, à vouloir se masquer, se cacher de lui-même sous le déguisement tragique de la mort, et se retrouvant nu, au lieu de s'habiller, il veut, séditieusement, se dénuder encore plus, et se dépouiller, se décharner, se suicider, soucieux de se vérifier dans la vive, disparate, immortalité de la mort. La pensée d'Unamuno, c'est ce disparate squelette quévédesque qui saute et court et échappe à tout, comme à soi-même, s'adonnant avec passion aux masques auxquels il achoppe, s'en amusant pour mieux s'y abîmer tout au fond comme dans une cache divine, comme en quelque chose qui le couvre et le protège, tragiquement, de sa propre terreur humaine, de son agonique passion d'être. Or les deux masques auxquels il achoppe, auxquels il s'adonne en désespoir de cause, ceux qui le ravissent, sont ces deux-là, dont je parle, de Cervantès et de Vélasquez: le masque pur de Don Quichotte et pur masque, le lumineux masque endiablé du Christ de Vélasquez. Unamuno y achoppe en marchant dispersé ou dissipé par la vie, précisément parce qu'il trouve en eux la cache libératrice. Il fuit sa pensée harcelée par la persécution noire, sombre, impétueuse, comme d'un épouvantable taureau, de la mort, et parvient dans le vide, le creux, au fond de ces deux masques divins, à réellement échapper à toute apparence. Quand la voix d'Unamuno nous parle de l'intérieur de ces deux masques, si profondément superficiels, où il s'est abîmé (fuyant tout et tous, se fuyant lui-même, fuyant Dieu en définitive), quand elle nous parle de l'intérieur de ces masques lumineux, sa voix se fait plus profonde et plus claire, plus ferme et précise, par la prestance spirituelle que lui offrent avec leur refuge les deux grands poètes, créateurs imaginatifs: le romancier et le peintre. Telle est la plus grande disparate d'Unamuno, disparate si espagnole: avoir une âme de masque («âme nue au mortel vêtement», disait Lope). Ame vague? Le peuple dit avec un incomparable bonheur d'expression et disparate: avoir du vague à l'âme. Le vague à l'âme de Cervantès ou de Don Quichotte, comme celui de Vélasquez, donne souffle, vie, invisible sang de foi – spirituelle transfusion de sang – au sceptique Miguel de Unamuno, Espagnol si disparate.

À un autre Espagnol, non moins disparate, sinon plus, Ramón María del Valle-Inclán, la vanité de la vie, la sonore cavité du masque, vivant tombeau, offrit cet inoubliable aspect de véritable épouvantail à moineaux, à vérités et à mensonges, à pensées. Nulle figure espagnole d'authentique écrivain plus bêtement calomniée, incompréhensiblement attaquée, que la magnanime, séditieusement débonnaire, figure humaine de Valle-Inclán. La vieillesse avait ennobli son visage, accentuant, par le sourire («qui est la fleur de sa figure», disait Rubén Darío), cette placidité spirituelle, ce serein lyrisme qui transpire, de tout lui, comme un horizon dans un lointain apaisant et lumineux. D'un air reposé sur tout, il a pu, séditieusement, s'entortiller avec goût, avec amour, comme le pampre, dans le noir gribouillage expressif de la parole, par l'ombre, par l'épouvantail, épouvantail à moineaux qui devient, dis-je, pour en être vraiment un, aussi disparate dans leurs cieux, le meilleur ami des moineaux, celui qui joue avec eux et les protège, les éloigne du danger. Épouvantail à ombres, à songes, par la parole disparate, tel se dresse l'épouvantail de Valle-Inclán. Épouvantail à mauvaises pensées. La dureté de cet apparent squelette s'amincit et ne cède pas, en vérité, dirait Quevedo, sous la flexibilité expressive, linguistique. La projection d'images par la parole, les paroles, passe comme la figure du monde, doucement irréelle. La crudité ou la violence même des mots lui prête la si forte maigreur du songe, l'irréalité permanente des souvenirs. Parole évocatrice. Le plus disparate dans cette poésie dramatique et mélodramatique, c'est d'avoir réussi cette apparemment impossible tour de force de feindre, sous des figures de fumée, le trait le plus ferme et sûr, l'image la plus précise, la plus exacte. Trait vif, aigu, assuré, tel que le voulait Ingres pour dire la fumée avec précision: ligne, raie dans le ciel; trait de fumée avec lequel Valle-Inclán vérifiait séditieusement l'identité réelle de ses fantômes. C'est de la fumée (pipe de rêves), que l'on tire le fantôme et le fantomatique épouvantail de la mort, l'immortelle réalité de la vie, chez Valle-Inclán, crie, pousse un cri, au plus haut, séditieusement, comme une girouette, gribouillage d'ombre.

Presque au même moment où Valle-Inclán trouvait avec son épouvantail la meilleure et plus disparate définition de son art poétique, Ramón Gómez de la Serna avait l'à-propos de distinguer, dans le sien, la disparate du charivari. Ramón Gómez de la Serna est le premier écrivain espagnol qui, suivant la leçon de Goya, se décide à appeler la disparate par son nom. Disparates des plus claires, précises et répandues. Et pourtant, bien que Gómez de la Serna nous offre dans son livre stupéfiant des Disparates la première et unique Théorie de la disparate que nous ayons en castillan – la seule, je crois, jamais écrite –, sa théorie, tout en étant en effet disparate, étonnement disparate, n'arrive pas, tout au moins à mon avis, à définir et instaurer dans toutes ses dimensions possibles la grandeur humaine et divine de la disparate comme expression extrêmement vive, comme forme poétique de la pensée. Je crois que les formidables disparates de Gómez de la Serna sont une toute petite, bien qu'admirable, partie de cette énorme richesse disparate, la plus prodigieuse richesse de pensée disparate, de poésie entièrement vraie, que nul écrivain au monde ait à ce jour séditieusement prodigué. Et quoiqu'en définitive, la disparate de toute l'œuvre de Gómez de la Serna soit toujours du charivari, je ne voudrais pas manquer de rappeler avec ses propres mots, pour l'exceptionnelle et irremplaçable signification de son texte, quelques affirmations insurpassables de sa Théorie de la disparate. J'en glanerai quelques-unes:

«Si l'on peut dire – écrit Gómez de la Serna –, sans être un insensé, que le monde est une disparate, la pensée de l'homme et l'âme humaine sont de pures disparates.»

«Réellement, toutes nos crédulités, déductions et arrogances, sont des disparates.»

«La disparate est donc la forme la plus sincère de la littérature.»

«Rien qui ne m'ait autant donné à penser et à me perdre en des détours inextricables et à monter à d'aussi hautes hauteurs et à me faire pencher sur d'aussi profonds abîmes, que la disparate.»

«Ce qu'il y a de terrible, de difficile, de meurtrier, c'est de rencontrer la disparate avec sa forme proprement humaine de disparate, avec la logique concentrée des disparates, avec sa singularité correspondante.»

«J'ai été sur le point, des nuits entières, de vouloir me rappeler les plus solides disparates du monde, de retrouver les plus perdues, mais j'avais tant retourné ma tête, je lui avais fait faire tant de spirales, que je craignis que les disparates ne me l'arrachassent à la racine et me la fissent perdre définitivement.»

Et pour finir, Gómez de la Serna nous dit: «Bien que nous vivions tous ensemble dans la même confusion spécifique du présent, ce ne peut être qu'une chose superficielle.»

Ce qu'il y a de profond en nous c'est la disparate. Quand nous pénétrons en nous-mêmes, nous trouvons toujours la disparate frustrée de notre être, celle qui a dû être notre vie ou ce qu'elle dut être, et que, pour une raison ou pour une autre – pour des raisons bêtes, par bêtise, pour des bêtises –, nous avons invisiblement enterrée en nous-mêmes pour toujours. Nous avons alors, pour la vie, plus que le remords des erreurs, des péchés que nous commettons, quelque chose comme le remords des traits d'esprit que nous n'avons pas décochés. Notre vie entière est pleine de cette nostalgie. Et notre conduite ressemble à la dépouille d'une disparate morte. Toute la conduite de notre vie correspond alors à ce reste mortel, à la trace disparate de notre pas, comme celle de la peau du serpent. Du malheureux serpent qui change d'avis à notre image: en changeant de peau. C'est que, comme l'a séditieusement dit saint Augustin, en chacun de nous vit un Adam, une Eve et un serpent. Nous devons tous vivre en courant d'une manière séditieuse à la perte du paradis. Tous, nous devons avaler la disparate originelle de la discordante pomme.

Car la disparate c'est l'homme. Nous sommes une divine disparate. La disparate de Dieu. Nous sommes la balle. Et que ce soit ou non pour nous perdre, tel est le mystère de notre prédestination: celui du divin pointage. En attendant, nous vivons d'une manière séditieuse, quoique nous voulions ou croyions. Voilà pourquoi Calderón dit dans une stupéfiante disparate que:

le plus grand crime

de l'homme c'est d'être né.

Etre né dispersé, dissipé, délaissé de la main de Dieu, lancé par elle. Lancé, chassé du paradis.

Depuis que nous sommes nés, naît et vit avec nous, nous accompagne toujours, comme le fantôme fraternel de Musset, cet autre moi disparate qui nous apparaît de temps à autre, nous paraissant frère. La disparate humaine que nous sommes est jumelle de notre âme; à moins qu'elle ne soit ou ne devienne, parfois, notre propre âme. Ainsi, dans les prémisses mortelles du détonateur carnavalesque de notre vie, nous portons sur le front une croix de cendre, un memento homo, qui nous dit: homme, rappelle-toi que tu es disparate et qu'à la disparate tu retourneras.

8. Disparatada. Par souci de cohérence euphonique, j'ai choisi dans tout ce texte de forcer un peu le sens en français de l'adjectif «disparate» qui doit donc s'entendre comme «absurde», «excentrique» ou «extravagant».

9. Hacerse lenguas de : «chanter les louanges de».

10. De l'expression agarrarse a un clavo ardiendo correspondant, à un cruel détail près, à «s'accrocher à une planche de salut».

11. Cf. «Gracián ou la picaresque à l'état pur» (Cruz y Raya, n°4, juillet 1933), dont voici un extrait:

«La découverte de Gracián c'est que le combat par la prudence humaine ne se livre pas dans l'âme de l'homme, mais en-dehors. Assujettir le prochain c'est devenir libre, et seul celui qui fait l'économie des autres a des possibilités de perfection. Il y a une morale du combat qui opère avec feinte sans se baser sur des vérités. Battons-nous donc avec ruse.

Milice est la vie de l'homme contre la malice de l'homme; elle bat la sagacité avec des stratagèmes prémédités. Jamais elle ne fait ce qu'elle indique; elle fait signe, oui, pour illuminer; elle fait des promesses en l'air avec adresse et s'exécute en une réalisation inopinée... Elle augmente la simulation en voyant son artifice réussi et prétend tromper avec la vérité elle-même. Elle change de jeu pour changer de feinte et fait du non-artifice artifice, fondant son astuce sur la plus grande candeur. Ces quelques lignes d'un aphorisme résument toute l'originalité de Gracián. À noter le lexique: stratagème, faire des promesses, simulations, artifice, feinte... Toutes les incarnations de la Tromperie au service de la Prudence. Parce que la vie est milice contre la malice...

C'est cette malice qui nous entoure qui nous tient aux aguets. Notre conduite n'est que tactique, ou tout simplement un moyen de tenir les autres en respect. La malice est en attente; une grande subtilité est nécessaire pour la démentir. Jamais le tricheur ne joue la pièce que suppose l'adversaire, et encore moins celle qu'il désire. Prudence, fleur de tricherie. Subterfuge. Feinte.»

fait du non-artifice artifice, fondant son astuce sur la plus grande candeur. Ces quelques lignes d'un aphorisme résument toute l'originalité de Gracián. À noter le lexique: stratagème, faire des promesses, simulations, artifice, feinte... Toutes les incarnations de la Tromperie au service de la Prudence. Parce que la vie est milice contre la malice...

C'est cette malice qui nous entoure qui nous tient aux aguets. Notre conduite n'est que tactique, ou tout simplement un moyen de tenir les autres en respect. La malice est en attente; une grande subtilité est nécessaire pour la démentir. Jamais le tricheur ne joue la pièce que suppose l'adversaire, et encore moins celle qu'il désire. Prudence, fleur de tricherie. Subterfuge. Feinte.»

12. Ancien cri de guerre des chevaliers pénitents (santiaguistas) qui prirent une grande part à la Reconquête espagnole: Santiago, y cierra España! (cf. L'Espagne en son labyrinthe théâtral au XVIIe siècle, p.163)

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